Attention! N’essuie jamais de larmes sans gants, à l’affiche au Théâtre Jean-Duceppe, frappe fort ! Pour ma part, je n’avais encore jamais entendu autant de gens pleurer durant une pièce, bien que je sois un spectateur assidu de la plupart des théâtres montréalais, depuis près de 40 ans. Cette adaptation du roman du Suédois Jonas Gardell plonge le public au cœur de l’épidémie de VIH des années 1980. Il y a aussi une généreuse dose d’humour, à travers cette histoire d’amitié et d’amour qui se déroule dans une mise en scène percutante d’Alexandre Fecteau. Le récit de cette tragédie qui a également fait des ravages chez nous, soulève des questions toujours actuelles… hélas!
Au coeur de la distribution de ce spectacle créé au Trident, à Québec, le printemps dernier, on retrouve le flamboyant Maxime Robin, dans le rôle de Paul. Ce personnage grivois, surnommé «Mère Teresa des fifs», est le rassembleur et consolateur de ses nombreux amis, des hommes qui tentent de vivre leur homosexualité, sans trop faire de vagues.
Il accueille, entre autres, Rasmus, interprété avec justesse par Olivier Arteau. Ce jeune gai fuit son village et l’étouffant nid familial pour tenter de vivre sa vie en ville. Il tombera amoureux de Benjamin, un témoin de Jéhovah, incarné par le convaincant Maxime Beauregard-Martin.
En tout, une douzaine de comédiens font revivre l’incrédulité et la frayeur qui se sont emparées de toute une communauté, devant l’arrivée du sida.
Au-delà de la maladie
Le travail colossal d’adaptation de ce roman de plus de 800 pages, par Véronique Côté, révèle de multiples facettes de cette catastrophe qui a fait basculer la vie de dizaines de millions de personnes. N’essuie jamais de larmes sans gants soulève, notamment, la question de l’éternelle fragilité des acquis pour les minorités. Par exemple, la mère de Benjamin veut guérir le jeune homme de son homosexualité. Pareil débat ne subsite-t-il pas encore aujourd’hui, à travers la thérapie de conversion ?
Puis, il y a tout ce malaise que les personnages éprouvent à l’idée de faire leur «coming out», ainsi que leur désillusion devant les limites de ce qu’on appelle la tolérance. Les parents de Rasmus refusent que son conjoint assiste aux funérailles de leur fils, car ils seraient embarrassés de devoir expliquer, à leurs proches, cette relation amoureuse déshonorante. Benjamin qui a soutenu son partenaire de vie durant son agonie est ainsi rayé de la carte. On ne mentionnera même pas son nom sur l’avis de décès.
Ces défunts dont on parle avec honte, même longtemps après leur mort, auraient-ils eu droit à plus de respect s’ils n’avaient pas été essentiellement des hommes homosexuels ? En entrevue aux ArtsZé, plus tôt cet automne, le metteur en scène Fecteau expliquait avoir monté ce spectacle en étant animé par une certaine colère, en voyant tous les moyens déployés pour contrer rapidement la Covid-19, comparativement à ce qu’on a fait pour les victimes du sida.
Des images saisissantes
L’ampleur du drame qui nous est raconté se reflète dans la facture visuelle saisissante du spectacle. Des caissons noirs, évoquant des cercueils, transforment la scène en un cimetière où la mort guette. Il y a aussi la neige, puis l’eau qui tombe du plafond et s’accumule progressivement sur scène, annonçant un naufrage.
La scénographie d’Ariane Sauvé et les éclairages d’Elliot Gaudreau collent aux propos sans les alourdir.
Une couleur québécoise
Fidèle au roman, l’histoire se déroule en Suède, mais les personnages pourraient tout aussi bien être d’ici. On intègre d’ailleurs judicieusement quelques chansons québécoises à ce récit poignant dont Ils s’aiment de Daniel Lavoie et J’ai l’blues de vous de Marie Carmen. La musique s’avère un baume pour ces personnages courageux et attachants qui vont de funérailles en fêtes d’amis de moins en moins nombreux.
Cela dit, le spectacle d’une durée de 3h 30, incluant un entracte, tarde à trouver son rythme, durant la première demi-heure. Plus encore, on perd souvent les mots des narrateurs qui sont sensés guider le public dans cette histoire complexe. Est-ce une question de projection, d’amplification ? Même si chacun est muni d’un micro, cela ne suffit pas à faire contrepoids à la belle musique de Mendelssohn interprétée en direct par quatre musiciens.
Malgré ces quelques bémols, N’essuie jamais de larmes sans gants est un devoir de mémoire et une bombe d’émotions ! Une sorte de monument vivant à la mémoire de tous ces disparus dont on a rapidement fermé les tombes, en chuchotant dans la honte la cause de leurs décès.
N’essuie jamais de larmes sans gants
Au Théâtre Jean-Duceppe, jusqu’au 17 décembre / Billets
Une rencontre avec l’auteur du roman N’essuie jamais de larmes sans gants, Jonas Gardell, aura lieu dans le foyer du Théâtre Duceppe, le 15 décembre, à 17 h. Animée par Thomas Leblanc, elle se déroulera en français et en anglais. Elle sera précédée d’une séance de dédicace, à compter de 15 h.
*Photos / Crédit : Stéphane Bourgeois