Disons-le tout de suite: il vaut mieux ne pas être déprimé avant d’aller voir la pièce Un reel ben beau, ben triste, présentement à l’affiche au Théâtre du Rideau Vert. Cette tragédie de la dramaturge québécoise Jeanne-Mance Delisle ne laisse pratiquement aucune place à l’espoir. Dans une mise en scène de Marc Béland, l’histoire de la famille de Tonio (Frédéric Boivin), un père despotique, crée de nombreux malaises mais ne parvient pas à nous émouvoir. Pourquoi ? Ce texte tient-il toujours la route, plus de 45 ans après sa création ?
Famille éclatée
Un reel ben beau, ben triste se déroule dans le village abitibien de Barraute, où est née l’autrice, aujourd’hui octogénaire. Le drame se joue dans les années 1950, dans un milieu d’une grande pauvreté. Frédéric Boivin est saisissant en père de famille violent! Ses colères et ses gestes menaçants semblent si réels que le public les observe abasourdi et dans un grand silence!
L’homme fait des avances sexuelles à sa propre fille, Pierrette, l’excellente Sarah Laurendeau, qui se prête au jeu mais qui change brusquement d’attitude en se montrant outrée, dès que sa mère devient témoin de leurs émois.
De son côté, Nathalie Malette, dans le rôle de la mère, n’arrive pas à exprimer les tourments que son personnage devrait pourtant ressentir en assistant passivement au naufrage de sa famille.
Quant à Christophe Payeur, il est convaincant dans le rôle de Gérard, atteint d’une déficience intellectuelle. Celui qu’on surnomme «Ti-Fou» apprendra progressivement à imiter Tonio en tyrannisant ses soeurs, jusqu’à ce que survienne l’irréparable.
Univers toxique
Cet univers hautement toxique est dépeint à travers une mise en scène qui soulève des questions. On reste perplexe, entre autres, devant la scène où la mère lave «Ti-Fou». On comprend que le jeune handicapé, dans la vingtaine, a encore besoin d’aide pour faire sa toilette, mais est-ce bien nécessaire d’aller jusqu’aux parties génitales?
À cela s’ajoute les mots grossiers du père, ainsi que des scènes évoquant l’inceste et les avances du beau-frère Camille à la jeune Pierrette, en l’absence de Tonio emprisonné.
Les différents tableaux sont entrecoupés de transitions où des comédiens déplacent eux-mêmes les chaises et tables qui composent l’essentiel du décor. Leurs gestes lents s’apparentent à quelque rituel funèbre, ce qui vient alourdir davantage ce spectacle déjà écrasant.
L’environnement sonore d’Éric Normand nous rappelle que nous sommes bel et bien en campagne avec des chants de grillons, des gloussements de poule, etc. Réussi! Par contre, on nous écorche les oreilles à répétition avec les sons stridents du violon à une seule corde que «Ti-Fou» a reçu en cadeau de son père.
«La danse du diable»
Si la misère vécue par Tonio et les siens existe encore aujourd’hui, est-ce souhaitable de l’exprimer de façon aussi brutale et sans la moindre lueur d’espoir? À ce sujet, il est intéressant de rappeler que dans ses recommandations aux comédiens, lors de la première création de sa pièce, en 1978, Jeanne-Mance Delisle a écrit qu’elle y voit «un magma de rage, de révolte…» qu’elle compare à «la danse du diable».
Enfin, même le titre du spectacle, Un reel ben beau, ben triste, laisse dubitatif car, on se demande bien ce qu’il y a de «beau» dans ce monde de désespoir. Par contre, personne ne contestera qu’il s’agit d’une histoire «ben triste», voire fataliste !
Un reel ben beau, ben triste
Texte : Jeanne-Mance Delisle
Mise en scène : Marc Béland
Avec : Frédéric Boivin, Ève Duranceau, Jimmy Jean, Sarah Laurendeau, Jean-Sébastien Lavoie, Gabrielle Lessard, Nathalie Malette, Benoît Maufette et Christophe Payeur
Au Théâtre du Rideau Vert, jusqu’au 28 octobre 2023