Mon propos, aujourd’hui est de vouloir éclairer pourquoi la production Le Tigre bleu de l’Euphrate qu’Emmanuel Schwartz a joué seul courageusement au Théâtre du Quatre Sous avenue des Pins à Montréal, combien cette pièce est à l’image du propos que tenait Allan Bloom sur le déclin de la culture.
Durant cette pièce écrite emphatiquement de mots parfois évocateurs dont on finit par être saoulé au bout d’une heure vingt de déluge sonore en soliloques mettant supposément en valeur l’élève d’Aristote, Alexandre le Grand, sur son lit de mort (à peine âgé de 33 ans), Emmanuel Schwartz assomme le public de vocables démesurés: quoique public universitaire et instruit, autour de moi, ce public sommeillait ou luttait contre la saturation des mots.
Ce n’est pas très grave, me suis-je dit, car le texte n’est pas soigné comme ces reconstitutions historiques irréprochables d’Hadrien ou de Zénon par Marguerite Yourcenar, historienne et écrivaine durable, capable de justesse des faits et de précisions lexicales parfaites, sobres surtout.
Le texte de ce Tigre bleu de l’Euphrate composé par Laurent Gaudé et dont le metteur en scène réputé, Denis Marleau (son extraordinaire Tartuffe au TNM avec Schwartz en rôle-titre d’il y a peu en témoignait encore) est une tentative de restaurer ou d’instaurer une image de l’Empereur qui fausse, hélas, les données historiques.
Après la pièce, j’assiste à la conférence des artisans avec Schwartz et Marleau et le directeur du Quat’sous: on admet que l’auteur était conscient d’avoir pris des libertés (ou libéralités) avec l’Histoire, quoique on se justifiait d’une historienne de l’UQAM pour entonner des airs de triomphale justesse au contenu de la pièce, mais la réalité des omissions était atterrante: on ne parlait pas de Roxane, ni du fils d’Alexandre le Grand, mais pire encore pas un mot sur son amant Héphestion, si célèbre et capital pourtant.
Le texte de Gaudé parlait souvent du rôle de femmes supposément nombreuses ou marquantes dans la vie d’Alexandre, alors qu’il a vécu dans un monde exclusivement masculin, au pouvoir physique d’hommes guerriers, une culture où la femme (à part la gloire ancienne de Lesbos en Sapho et les Sibylles) était loin de détenir valeur d’importance ou juridique. Le texte de Gaudé falsifiant presque tout ça à l’aulne de fantaisies fort libres donnait l’impression qu’Alexandre était hétérosexuel en tout cas pour celui qui écouta chaque mot, forcément chaque phrase, pas une seule allusion à un fait d’érotisme indéniable chez l’Empereur (vie similaire à son double romain, l’Empereur Hadrien).
Il y a pire dans cette pièce que le déluge de mots tournoyant dans l’air comme le déversement de tous les sons en orage et tonnerre: il y a ce ton de toute une approximative Recherche du Temps perdu condensée sur un auditoire captif durant 80 longues minutes.
Certes défendable, la présentation du délire d’Alexandre en sa psychologie de tyran est offerte en crescendo, tout au long d’un parcours géographique de lieux difficiles à suivre sauf si on est érudit…faute de carte (Tyr, Alexandrie, Babylone, Samarcande etc aujourd’hui en ces régions non de Perse mais aujourd’hui les Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan méconnus etc.), une carte nullement projetée artistiquement au moins sur les murs du décor minimaliste. On y fait fî de la pédagogie de la réception et des auditeurs par une mise en scène discutable avec des failles à la mode (plaire et instruire disaient pourtant en des époques différentes mais soucieuse de culture générale, Molière et Debussy).
Ainsi, l’Alexandre que Gaudé et Marleau donnent à voir en entendre, en effet, n’a pas cette inébranlable conviction en son destin, ni le respect sacré des dieux multiples: pour preuve, il interpèle Hadès (soit Pluton) et, franchissant de je ne sais quel bond fantasmagorique un Styx et évitant les crocs de Cerbère gardant la Porte des Enfers de ses trois têtes redoutables, Alexandre dit, en direct, comme ça, devant nous, stupéfiés, vouloir dicter et mettre à genoux Hadès soit le bienfaiteur de l’époux Orphée geôlier d’Eurydice à jamais qui enchaîne aussi Démeter à se venger par saisons interposées.
Pire encore, se comportant devant nous comme en mentalité de chrétien, soit plus de trois cents ans plus tard (quel anachronisme de civilisation et de mentalité!), Alexandre parle de pitié, c’est-à-dire qu’on ait pitié divine de lui, comme si ce pouvait être un sentiment antique d’attendrissement quand on connaît le sort du meurtrier de Patrocle (Hector donc qui a tué l’amant d’Achille) et la revanche des enfants d’Agamemnon sur sa maîtresse assassinée avec ses enfants tout autant que la vengeance des enfants du roi (Oreste et Électre) de Sparte sur Clytemnestre et Égisthe dans l’impitoyable monde des Atrides, mentalité de laquelle est vraiment issu Alexandre.
La pitié chrétienne, dûment nommée ainsi, entonnée avec conviction obligée en fin de pièce par l’excellent mais trop tonitruant Emmanuel Schwartz (en dépit de tout, il doit débiter ce qu’on lui dicte de débiter!) dans son rôle auto-glorifiant de plénipotentiaire impérial à l’agonie, cette supposée pitié d’alors est (pour le professeur de Lettres tout comme le professeur d’histoire soucieux des faits) un contresens historique et logique accablant qui passe mal, sauf en apparence.
Mais la pièce de Gaudet manque surtout de profondeur en l’essentiel de ce que la Grèce- lieu immense de recherche en l’individu et dans le cosmos, de ce que la Grèce rejoignant de sa raison l’Orient en ses prières réalisait véritablement de grandiose avec Alexandre: le combat de la raison scientifique grecque confrontée avec la prière orientale toute de méditations supranaturelles. Je cite Benoist-Méchin dans son Alexandre le Grand ou le Rêve dépassé tiré de ses 7 volumes Le plus long rêve de l’Histoire: «Ainsi, peu à peu, la pensée orientale et la pensée héllénique s’étaient engagées ans des voies aussi dissemblables que les attitudes mentales dont elles étaient issues: le raisonnement et la prière.
Sans doute les Grecs avaient-ils fait quelques découvertes capitales au cours de leurs investigations. Anaxagore avait défini le rôle ordonnateur de l’intelligence en philosophie; Euclide avait posé les fondements de la géométrie; Aristarque avait discerné le caractère héliocentrique du système solaire et Démocrite avait pressenti la structure atomique de la matière. Mais tandis qu’ils frayaient ainsi la voie à la science moderne, les Orientaux, inspirés par des préoccupations d’un autre ordre, avaient accédé à des vérités tout aussi importantes pour le développement de l’humanité. (…) Pour les Orientaux, le seul réel était le surnaturel, le sacré, dont la réalité terrestre n’était qu’un reflet.»
Certes, les applaudissements d’un public encore debout et titubant de s’être empiffré de force de mots évocateurs suffisent à valoriser une production, de même que les supplémentaires qui en découlent. Mais heureusement qu’on a les livres d’érudits pour nous détourner de ce leurre un peu manigancé où Schwartz se dévêt sur scène entièrement, genoux repliés à la Christ en Croix (façon façade de Moissac) ou encore de la Piéta de Michel-Ange et il parle encore sans relâche de sa nudité audacieuse (comme une chose étonnante quand des Jeux Olympiques en passant par les statues de Praxitèle ou de Phidias répliquées cent mille fois, prouvent toutes que la nudité quoique fort belle dans ces cas-là était du grand banal -donc un autre contresens d’épate du public privé des racines ou des fondements historiques ancrant vraiment le personnage).
Par contre, ce que la pièce de Gaudé illustre bien dans le récit rapide des exploits guerriers sont la virilité et le courage, les vertus masculines antiques de prédilection. Il manque cependant à Gaudé beaucoup de conscience historique et philosophique et sa pièce actuelle est incohérente, falsifiante surtout en ses faiblesses manifestes, comme le démontre, je l’espère, mon exposé ici, quelque hourra debout qu’elle reçoive. Je conviens que la pièce passe la rampe…Mais est-ce que tout passe vraiment pour qui réfléchit encore? Laissons la politique de côté.
Ainsi, en préface de son ouvrage The Closing of the American mind, Alan Bloom écrivait ceci dans un ouvrage pas encore assez relu, car il résume l’objet des grandes oeuvres littéraires qui durent et s’avèrent utiles à la question fondamentale de l’existence humaine individuelle et collective:
«La question qui se pose à tout jeune être humain: «Qui suis-je?» et le besoin puissant de se conformer à l’ordre de l’oracle de Delphes: «Connais-toi toi même» qui est congénital en chacun de nous, signifient en premier lieu- en dépit de tous les efforts qu’on a déployés pour en subvertir le sens et dont quelques-uns seront exposés dans cet ouvrage- «Qu’est-ce que l’homme?» Or, compte tenu des défaillances chroniques de nos certitudes, cela revient à tenter de connaître les diverses réponses possibles à cette question et à y réfléchir.
La culture générale donne accès à ces réponses, dont plusieurs vont à l’encontre de notre nature et de notre époque. L’homme qui a reçu une culture générale est capable de ne pas s’en tenir aux réponses faciles qu’il préférerait peut-être adopter, et cela non par esprit de contradiction, mais parce qu’il a connaissance d’autres réponses qui sont dignes de considération. Il est certes ridicule de croire que ce qu’on apprend dans les livres représente l’alpha et l’oméga de l’éducation, mais la lecture est toujours nécessaire, en particulier à une époque où les exemples vivants de valeur élevée sont rares. Et l’enseignement des livres constitue une bonne partie de ce qu’un professeur peut apporter à ses élèves: une instruction fondée sur la lecture et dispensée de façon adéquate dans une atmosphère où les relations entre le livre et la vie sont naturelles. Les élèves de cet enseignement vont faire l’expérience de la vie: le mieux qu’il puisse espérer, c’est que CE QU’il leur apprendra pourra orienter leur vie.
La plupart des élèves se contenteront de ce que notre époque considère comme important; d’autres seront animés d’un enthousiasme qui retombera au fur et à mesure que la famille et l’ambition leur présenteront des objets d’intérêt différents; mais UN PETIT NOMBRE d’entre eux passeront toute leur vie à tenter d’être autonomes. C’est pour ces derniers qu’existe tout particulièrement l’éducation dite «libérale». En donnant l’exemple de la meilleure façon d’utiliser les plus nobles facultés de l’être humain, ces élèves deviendront des modèles, et donc, pour nous tous des bienfaiteurs par CE QU’ILS SERONT bien plus que par ce qu’ils feront. Si de tels êtres font défaut dans une communauté et, faudrait-il ajouter, s’ils ne sont pas respectés et estimés à leur juste valeur, aucune société, quelque riche et confortable qu’elle soit sur le plan technique, quelle que soit la délicatesse des sentiments qu’elle peut nourrir, ne mérite pas d’être appelée civilisée.»(p. 19-20, Essai sur le déclin de la culture générale, Julliard-Paris, Guérin-Montréal, 1987, 332 pages)
Heureusement, Alexandre, éduqué par Aristote élève lui-même de Platon, ne pouvait qu’honorer le Connais-toi toi-même. La pièce de Gaudé ne parle pas de son éducation ni de ses préceptes cosmopolites mais ne fait valoir que la virtuosité du délire de soi en fin de vie, surtout l’oubli du deuil de l’amant perdu à peine quelque temps avant sa propre fin.
L’art porte une mission des plus nobles de la haute culture essentielle à la conscience authentique: il exige de réfléchir posément au sens des figures, des époques, des messages propres à certaines esthétiques en musique, en littérature et en histoire ces trois délaissées de l’éducation moderne jadis glorifiées au temps d’Aristote et d’Alexandre. On ne sort pas avec une image exacte du jeune Macédonien après l’écoute de la pièce de Gaudé.