Première de Vu du Pont d’Arthur Miller (1955)
Du 14 novembre au 9 décembre 2017.
La bouleversante tragédie de l’Américain Arthur Miller intitulée Vu du Pont (A View from the Bridge) que présente le TNM ces semaines-ci a beaucoup de thèmes en commun avec son grand succès dramatique repris sans cesse, partout dans le monde, Mort d’un commis voyageur (présentée cet automne au Rideau Vert): la loyauté de l’ouvrier, le sens de l’honneur, la parole donnée, la protection des proches mais surtout le désir idéaliste -presque une obsession- de se sortir de sa condition matérielle précaire pour accéder au respect social.
Aux États-Unis, encore aujourd’hui, le respect social n’est offert qu’à celui qui rapporte de l’argent en sommes impressionnantes, seule aulne du succès et de la reconnaissance admirative. On voit ce critère d’estime comme unique étalon d’admiration décisive jusqu’aux choix triomphants aux élections présidentielles, avec les ratés du spectacle disgracieux de la Maison Blanche des omnipotents Blancs d’Amérique jadis qualifiés d’Anglo-Saxons.
Lorraine Pintal a bien fait de commander à Maryse Warda une nouvelle traduction de la pièce de Miller pour mieux mettre en évidence encore, par les suggestives tournures d’aujourd’hui, tout ce qui pouvait déranger un débardeur viril, sensible à ce qui le menace. L’ouvrier-débardeur Eddie, au centre de la pièce, étale sa perception de la vraie virilité au plus fort des années 1950 et 1960. Tout y passe à l’éditorial (Eddie édite ou édicte!) par les voies de la génitalité: ce qu’est ou doit être un homme, à qui doit obéir une femme tombée dans le piège des épousailles d’alors, ce qu’est l’obéissance obligée d’une enfant ayant trop vite grandi, sans oublier qu’on l’aime trop passionnément sans se rendre compte non plus de l’odieux de son propre désir maladif de tout posséder à fond, tout ce qu’on aime à outrance, mais aussi ce qu’on veut voir détesté partout ou de tous, au plus haut point… c’est-à-dire l’étranger qui dérange le chef de clan ou de famille.
L’étranger qui dérange ce sera donc, ici, au premier chef, ces immigrants comme le jeune blondinet séduisant, intelligent, artistique Rodolpho (interprété au TNM par le talentueux Frédérick Tremblay) et son frère Marco (joué par l’aguichant Maxime Le Flaguais), venus tous deux d’Italie avec leur détresse de chômeurs sans avenir, mais surtout «avec leurs pattes sales» posées sur les filles du pays que le plus beau et le plus jeune enlèvera aux vrais hommes d’ici. La femme est un trophée : toutes les femmes qu’on épouse comme un trésor, restent l’incarnation de l’espoir de briller et du désir de s’élever au-dessus de sa propre caste.
L’étranger c’est aussi, peut-être, l’homosexuel appréhendé ou imaginé, le gars trop sensible, le corps non pas androgyne mais trop talentueux qu’on soupçonne et craint comme une menace: celui qui chante comme Orphée ou qui bouge ou parle différemment en faisant jaser. C’est aussi celui qui cuisine, qui découpe un patron d’un tissu ou qui danse ou fait rire comme un magicien faisant sourdre le désir nous portant même vers le songe interdit de poser ses propres lèvres sur les siennes, à un moment d’ivresse vengeresse, heure des explorations qu’on ne se permettrait pas, sinon, à ce rare moment à saisir et souhaité où on se laisse enfin aller à trop désirer même ce qu’on professe haïr. L’étranger qui nous vole nos femmes et nos jobs, nos titres de citoyenneté et ce qui est « à nous».
Dans Vu du Pont, le rôle de ce débardeur angoissé nommé Eddie Carbone est dévolu au surprenant François Papineau : c’est donc le caractère menacé du topos, lui qui n’arrive pas non plus même à satisfaire sa femme autrement qu’en lui imposant, à l’heure qui lui convienne en bon macho, ses goûts ou routines sexuelles à lui. À ce chapitre, elle obéit le boulet au pied, vu le chantage émotif à grand renfort… le menu fretin de tout pervers narcissique hétérosexuel fragile – spécimen encore en large circulation ici bas- est capable de le mettre de l’avant.
Sa femme (jouée par l’astucieuse et subtile Maude Guérin transmuée en Béatrice avec le ton du franc-parler des courageuses dames d’ici), avec laquelle Eddie prend soin de sa nièce ravissante (nommée Catherine et jouée par l’excellente Mylène St-Sauveur) a le courage de sentir la source du désir évanescent de son époux, de relever même l’ambiguïté de l’attachement de l’adolescente orpheline pour son oncle contrôlant.
S’il est une phrase actuelle et percutante, parmi tant d’autres dans cette pièce bouleversante, c’est celle-ci où tout immigrant en terre d’Amérique se reconnaît admirablement (et aujourd’hui en terre québécoise ou canadienne car à lire le grand journaliste américain Chris Hedges, ratatiné dans les marges de sa société xénophobe, il n’y a plus de travail ouvrier – hormis Silicon Valley- pour les seuls métèques qualifiés, aux Divided States of America in California):
-La chose merveilleuse ici, c’est le travail! -dixit Marco le stoïque Italien exilé.
Parce que tout le reste est pitoyable, sauf le travail abondant…De tenace actualité, en effet, nos immigrants viennent à la fontaine du capitalisme, pour le travail, afin de s’abreuver de l’eau et de trouver l’air tout autant que l’espace d’un espoir de pouvoir vivre, grandir et prospérer comme ces enfants de Marco, l’Italien courageux de la pièce aboutissant sur les quais new-yorkais pour être débardeur clandestin avec son joli frère désinvolte qui enlève le coeur de la coquette Catherine, le coeur sur la main.
Le personnage de Marco incarné par Maxime Le Flaguais est tout pétri de virilité puissante et musculeuse, une juste mesure de la carrure ou de la belle prestance ouvrière, mari résigné à s’exiler loin du nid, en cette Amérique laide – bien sûr comparée à la plus que belle Italie – . C’est un mari fidèle à une femme lointaine élevant leurs enfants nécessiteux de l’autre côté de l’Atlantique.
Cet immigrant nécessiteux vous est-il familier?
Nous qui pouvons voyager librement en tout pays moins riche que le nôtre, combien de fois avons-nous entrevu tel Marocain n’espérant venir chez nous que pour pouvoiR «gagner sa vie» autrement perdue, pauvre hère prêt à tout pour arriver par nous? Ou tel Cubain prêt à nous épouser pour s’affranchir des conditions de paupérisation de son peuple isolé du cours évolutif du monde? Songeons à ces immigrants du Levant détruit hier, aujourd’hui voulant renaître ici dès demain: le pays de Nasser ou de Reza Pahlavi et ses ressortissants en fuite! Plus près de nous encore toute l’Afrique noire accourant ici aux études puis au travail avec leurs brillantes têtes éduquées parlant un magnifique français nous arrivant pour être rémunéré, tout simplement.
En somme, Eddie Carbone incarne le salaud insécure de tous les temps qui veut faire la chronique du louangeable et l’éditorial du déméritoire, celui qui veut que ce dont il a la garde reste à lui pour toujours, celui qui déteste les blondinets talentueux de Québec Solidaire par exemple, ces météores qui arrachent tant de lumineux succès social (tel celui du beau , talentueux, habile et quasi blondinet Gabriel Nadeau-Dubois… autre chardonneret à la vie intime menacée sans cesse de dénonciation outrée sous de tels ou tels faux prétextes).
Ce qu’a ressenti Arthur Miller de la haine de l’autre, de l’Étranger qui dérange, car Miller était un homme engagé socialement et victime du maccarthysme – ce qu’il a perçu c’est qu’Eddie Carbone préfigurait, en 1955, le mâle «américain» bientôt menacé: cet Américain hétérosexuel, ouvrier en voie d’être marginalisé par peut-être des crises ou transformations économiques. C’est aussi évident que Miller sent, comme un homme nouveau en ascension, ce jeune mâle-nouvelle vogue- volant le coeur de la nièce qu’Eddie aime, volant aussi la sympathie de Béatrice qu’Eddie maltraite de menaces. Un blondinet volant aussi- par mariage projeté- l’argent tout frais même que la jeune Catherine gagnera davantage à la semaine. Catherine gagne en effet plus que les gros bras qui boxent entre deux levées de cargaison pour se prouver quelque chose (50 dollars hebdomadaire comme sténo, 40 pour un ouvrier-débardeur!). La jeunesse, la beauté, le talent, la créativité, la spontanéité, la liberté de désirer, l’admiration collective des courageux nouveaux-venus qui réussissent à agripper la richesse avec tout ce que l’étranger peut posséder de charme. Arthur Miller était un visionnaire courageux, pointant son projecteur vers cette jalousie revancharde, délatrice par envie.
Incarnations symboliques des personnages de Miller
Dans Mort d’un commis voyageur, rappelons que Will (volonté) Lowman (homme de basse extraction) est le commis voyageur riche de l’assistance affectueuse de sa femme Linda inconditionnellement solidaire de sa misère sociale. Cette femme, Linda, est la personne au coeur à part entière n’hésitant pas à tous les reprisages humiliants de vieilles chaussettes sans lesquels ce travailleur itinérant, payé à la commission, ne pourrait guère marcher dans la vie qu’avec des trous additionnels à chaque pas de son chemin crucifiant. Tout comme Eddie Carbone dans Vu du Pont, la valeur sociale de ce chef de famille Will Loman de Mort d’un commis voyageur est une maison poupine. Cette propriété à laquelle s’ajoute le mérite d’avoir éloigné la faim du ventre de ses deux malcommodes descendants.
Ainsi, notre antihéros, Eddie Carbone, a cette même maison, mais il n’a pas d’enfants à lui (on se redemandera pourquoi puisque sa femme voudrait « redevenir son épouse au lit » et qu’il ressent le désir de provoquer ou faire sourdre -ce je ne sais quoi- d’un baiser sur les lèvres de Rodolpho son rival qui lui vole sa nièce Catherine- soit tout ce qu’il a- !). Eddie Carbone est un citoyen mythomane comme Will Loman l’était, lui dont les fils ont été expulsés du logis pour fautes comportementales. La réussite sociale des deux antihéros est douteuse: leur maison de Brooklyn est la seule construction « solide » de leur amour-propre voulant fuir la pauvreté. Mais Eddie n’a pas de descendance, lui: il en résulte une solitude profonde et une fragmentation de son couple.
Dans Vu du Pont c’est le personnage de sa femme Béatrice qui assure la cohésion de l’intrigue: elle est le personnage intuitif, la conscience vivante de ce qui compte comme vérité et comme consolation valable (baume identique à celui que versait sur Will, Linda Loman). Béatrice est le centre de gravité des corps étourdis, le seul coeur humain lucide face aux mythomanies de tous ces mâles polissant ailleurs leur voiture comme on astique un rêve filant au firmament sans relâche, telle une comète farouche retournant vite vers d’autres galaxies que la nôtre.
La dénonciation de ces immigrants qui dérangent, qui ont (ou ont eu) du succès dans la vie, en société, les chasser de tout succès possible et reconnu, amoindrir leurs mérites, s’arroger à soi seul le juste jugement ou comportement valable et l’honneur de jeter l’anathème contre leur travail légitimé, c’est la rançon calomniante des perdants de la classe ouvrière condamnée aux marges de la médiocrité d’aujourd’hui et de demain.
Arthur Miller a vu naître, en 1955, un homme nouveau: il avait démasqué les mythomanies américaines, dénoncé le capitalisme sauvage, la politique risible de Truman (ce commis-dinosaure annonçant l’ère des Reagan-Bush-Trump) et de McCarthy (Red Scare), mais surtout la menace pesant sur les classes laborieuses abreuvées de facéties évidentes. Grâce à l’apparition subite des Rodolpho sensibles, légers et talentueux de notre temps, est-on délivré de nos angoisses d’apeurés de manquer de tout?
Béatrice aura sur les bras le cadavre de son mari paumé, un de ces hommes déclassés capables de toutes les traîtrises et basses menaces. On se demande, aujourd’hui que les femmes sont plus libres, pourquoi elle, Béatrice, n’a pas pu le quitter. C’est oublier l’époque. Jusqu’en 1971, la femme courageuse vivait son drame à elle, hors-la-loi, celui de se retrouver seule à supporter l’encanaillement du pauvre mari ouvrier vivant sa déchéance comme une punition méritée.
Voilà à peu près expliquée la mort de tous ces commis voyageurs et de ces débardeurs de bonne volonté, congédiés par la boxeuse société capitaliste les menaçant de dettes et de chute.
La scénographie (Lorraine Pintal, Danièle Lévesque, Marc Sénécal) respecte en tout point les dédidascalies de Miller (de la version américaine) et le décor sobre, fragmenté en lieux multiples, met en valeur l’intimité du drame rapporté par un avocat, Alfiéri, personnage de conscience omniprésente, incarné par Paul Doucet, narrateur du fait divers.
On ne saurait trouver meilleure oeuvre à contempler en ce moment de percutante guerre sociale inavouable contre l’Étranger qui dérange… Ce miroir théâtral des Icare en impuissance est bien d’actualité.
N.B.
À ne pas rater également: Mort d’un commis voyageur présentée il y a peu, cet automne, au Rideau Vert -très bientôt en tournée au Québec du 11 janvier au 11 février 2018, ce qui inclut un ultime retour au Centre Pierre Péladeau à la mi-février, à Montréal.
Au Théâtre du Nouveau Monde.
Avec Paul Doucet dans le rôle de l’avocat Alfieri;
Maude Guérin dans le rôle Béatrice;
Mylène St-Sauveur dans le rôle de Catherine;
François Papineau dans le rôle d’Eddie Carbone;
Frédérick Tremblay dans le rôle de Rodolpho;
Maxime Le Flaguais dans le rôle de Marco;
Martin-david Peters dans le rôle de Mike;
Frédérick Bouffard dans le rôle de l’Inspecteur.
Mise en scène de Lorraine Pintal.
Costumes: Marc Sénécal. Éclairages: Martin Sirois. Maquillages: Jacques-Lee
Pelletier. Coiffures: Marc-André Lessard. Assistante-mise en scène Bethzaïda Thomas.
Du 14 novembre au 9 décembre 2017.
Photo de François Papineau et Maude Guérin ©Yves Renaud.