La compagnie Jean-Duceppe présente Ne m’oublie pas. Une pièce bouleversante, mise en scène par Frédéric Dubois, au cœur de l’histoire impérialiste et des destins qu’elle a détruits.
Ne m’oublie pas révèle un autre pan tragique de l’histoire coloniale britannique. Nombre d’enfants, issus de milieux défavorisés pour la plupart, ont été arrachés à leur famille, avec la complicité du clergé, en vue de peupler les colonies. Souvent, on a fait croire à ces enfants que leurs parents étaient morts et aux parents que leurs enfants s’en allaient vers un avenir meilleur, au sein de « bonnes familles ». La réalité est toute autre. Ces enfants quittaient l’Angleterre par bateau pour devenir une main d’oeuvre exploitable et exploitée dans les fermes ou dans les ménages, en Australie. Ils y ont vécu l’horreur.
La pièce effleure ces événements historiques pour mettre en lumière les séquelles de cette détresse, de ces abus, de ces séparations et de ce manque d’amour. Ne m’oublie pas est l’oeuvre du dramaturge australien Tom Holloway, traduite par Fanny Britt. Le metteur en scène, Frédéric Dubois, s’immisce alors dans la sphère familiale pour saisir – de Syndney à Liverpool – les ravages émotionnels, la colère en dormance ou en violence, la souffrance toujours vive et souvent tue.
François Papineau est poignant dans le rôle de Gerry, un enfant enlevé qui a travaillé dans les champs australiens, sans souliers, sous un soleil de plomb, douze années durant. Devenu un homme d’une cinquantaine d’années, il est le père alcoolique et violent de Nathalie (Marie-Ève Milot), une jeune adulte. Quand Marc (Jonathan Gagnon), un membre d’une fondation, a pu identifier et rejoindre Marie Thompson (Louise Turcot), la mère de Gerry, Nathalie voit en cette rencontre organisée l’opportunité de comprendre le parcours de ce père qui n’en a jamais été un. Le père et la fille s’envoleront pour Liverpool.
La temporalité est travaillée de façon très subtile, dans un rythme captivant où les silences poignants sont étendus. Les scènes entrecroisées dans la diachronie sont bouleversantes. La première scène débute avec la rencontre – la première en cinquante ans – entre Gerry et sa mère.
Marie qui n’a jamais quitté Liverpool est dans la réjouissance de revoir son fils qui avait disparu, un triste jour, à son retour du travail. Ce fils, Georges, rebaptisé Gerry en Australie, apparaît secoué. Il est distant, vousoie sa mère qui semble déconcertée et qui ne soupçonne pas le traumatisme que Gerry revit. Dans sa gaieté et son empressement, elle tente de lui rappeler les heureux souvenirs qu’elle a gardés de lui, enfant. Il était toute sa vie. Pour Gerry s’en est trop. Il a besoin de comprendre, de meubler l’amnésie post-traumatique mais il lui est plus facile de s’enfuir. Ils se retrouveront quelques scènes plus tard.
La mise en scène remonte un peu plus tôt. Marie – cette mère, à qui on a volé un fils, duquel elle n’a jamais plus entendu parlé, mais dont l’absence l’a brisée – s’affole et s’emporte lorsque Marc lui apprend que son fils vit en Australie et qu’il aimerait la rencontrer. La comédienne, Louise Turcot est déchirante. Marie fait promettre à Marc que cette nouvelle est vraie. Un autre mensonge lui serait insurmontable.
Cette pièce est saisissante tant par son résultat que par le processus par lequel elle a été créée. Chaque intervenant-e s’est lancé-e dans un immense travail de recherche pour comprendre un contexte effroyable, saisir les états d’esprit de ces individus et s’en imprégner. François Papineau s’est, par ailleurs, dit très touché de pouvoir aborder ces faits alors que ces enfants, victimes d’une politique coloniale abominable, n’ont jamais eu la parole. L’Australie n’est pas le seul pays concerné. Dix pourcent des canadiens seraient les descendants de ces enfants victimes de ce sinistre plan gouvernemental, au nom de « l’immigration blanche ». On ne peut s’empêcher de faire un autre parallèle avec les pensionnats autochtones.
Une pièce percutante, au Théâtre Jean-Duceppe.
Distribution :
Gerry/Georges : François Papineau
Marie : Louise Turcot
Marc : Jonathan Gagnon
Nathalie : Marie-Ève Milot
Texte : Tom Holloway
Mise en scène : Frédéric Dubois
Traduction : Fanny Britt