La pièce résumant les aventures du jeune Candide – rôle joué brillamment par Benoît – Drouin-Germain il faut le souligner- effectue un parcours choisi parmi les épisodes originels du roman philosophique de Voltaire. C’est une oeuvre que tant de cégépiens ont été tenus de lire au Québec dans le cadre du cours obligatoire littérature du Moyen-Âge à la fin du XVIIIe siècle que je me suis réjoui et étonné de tous ces jeunes visages de l’auditoire magnétisés et absorbés par les propos de la pièce au soir de la première au TNM.
À quelque chose malheur est bon, si je puis me permettre cette moqueuse allusion à un thème obsédant de l’oeuvre. Telle qu’elle est rédigée et imaginée par Pierre-Yves Lemieux, la pièce présente tous les thèmes essentiels sauf ceux qui élargissent trop le débat philosophique fondamental. En mettant également en scène l’auteur Voltaire (Emmanuel Schwartz), Lemieux s’amuse aussi à faire accroire une influence de son entourage à Ferney (ferme expérimentale ou village à quelques kilomètres de Genève où l’auteur est exilé car décrété banni de Paris) dans la création ou l’orientation stylistique des propos ou des développements narratifs de la pièce.
Tous les comédiens excellents et soulignons les sept savoureux rôles féminins joués par Valérie Blais (Mme Denis) et Larissa Corriveau (Cunégonde et Paquette). L’érudition de Lemieux réjouit le coeur et l’esprit parce qu’on fait judicieusement allusion au Poème sur le désastre de Lisbonne (un tremblement de terre dévastateur), également à la lettre sur la Providence que rédige Rousseau pour rétorquer au pessimisme de Voltaire dans ce Poème, car François-Marie Arouet dit M. de Voltaire est un provocateur orgueilleux.
Il est encore soucieux de faire jouer ses propres pièces à Genève (ville de naissance de Rousseau) où échouera l’établissement d’un théâtre que le mathématicien Jean-Le-Rond D’Alembert vainement cherche à imposer dans un article Genève de l’Encyclopédie -monumentale publication de contestation sociale dirigée par Diderot… ex-ami de Rousseau – un article présentant longuement ce qui n’est pas du tout à Genève, habile supercherie ou mode de propagation d’une idée de divertissement ou de luxe par les arts peu séduisante pour les Calvinistes de Genève. En quelques mots allusifs, Lemieux rappelle ce qui poussa ledit sot Jean-Jacques Rousseau à publier sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles contrevenant les projets artistiques de Voltaire.
L’essentiel des propos du riche roman philosophique Candide est cependant donc dans la pièce, mais pas toujours les vraies sources de la complexe genèse textuelle que seule la lecture des Correspondances entières de Rousseau et de celle de Voltaire permet de manière incontournable de relever. Par exemple, en omettant le rigolo chapitre sur les Oreillons, c’est-à-dire ces sauvages qui mordillent les jolies fesses des filles nues dans la forêt dense d’Amérique du Sud, le propos de la pièce n’aborde pas l’état de nature (face à l’état actuel dégénéré des hommes dans l’état dit de culture) et donc elle évite habilement le topos central du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité de Jean-Jacques Rousseau où apparaît la Providence donnant d’un coup d’index une inclination à la rotation de la Terre et la force de suivre son orbite solaire tout ça à l’origine, selon Rousseau, de l’explication de la vie terrestre et de l’origine des langues humaines, immense système que Voltaire a incontestablement ajouté-sans comprendre le système de Rousseau en ses sottes finesses- mais les ajoutant pour sa vanité à lui à ses profondes motivations de réponse ou à ses motivations pour traiter du problème du mal sur la Terre.
Cette feinte obligée tout à fait permise et excusable chez Lemieux, il faut louanger les apports de notre excellent auteur qui met en évidence la défense qu’a faite Voltaire des amours socratiques avec des garçons déjà hommes en état de guerroyer et de tuer qui l’admiraient pour ses vastes connaissances inégalées, celles aussi des suivantes de Sappho lapidées au Maroc au siècle au dit des Lumières, aussi l’indignation face à la condition d’esclaves des noirs – car les négriers faisaient escale tout près de lui à Nantes – aussi la fréquente indignation face à la condition des Juifs proscrits partout.
Également au menu théâtral, une savoureuse phrase (ou deux !) retentit puissamment dans tout le Théâtre du Nouveau Monde comme un reproche auquel on ne peut que donner notre assentiment : «Au pays des quelques arpents de neige, le mouton bien nourri n’a que faire de sa laine…!» Nous sommes alors dans le monde des moutons rouges… gros lamas transportant libéralement les richesses… sans vraie valeur! Le pays de l’Eldorado est largement contourné, évidemment trop de matières philosophiques abordant l’utopie dans Candide. S’il est finalement un seul aspect de la pièce qui pourrait être refait ou reconçu voire biffé, c’est le petit sermon inutile de la fin (beaucoup de longanimité à le supporter) que campe autoritairement encore Emmanuel Schwartz. Le postulat qu’il faille rester dans un lieu quand on s’y trouve bien, celui aussi de travailler sans intervenir dans les affaires ni trop poser d’objections, donc de cultiver son jardin et d’en vendre les fruits de la moisson, tout ceci va de soi: ces messages avaient été entendus et n’avaient pas être sommés en fin de pièce.
Cela relègue le Connais-toi toi même d’Apollon comme recette pour rendre la vie supportable plus ou moins à l’arrière-plan, entendu que les religions inquisitrices sont toujours vigoureuses ou aux aguets et prêtes à retontir quoique la pièce de Lemieux et Voltaire lui-même ennemi des Jésuites les remettent (par la queue molle de Saint Joseph!) à leur place contemplative maintes fois conformément au déisme de Voltaire. C’est donc une pièce fabuleuse, magistralement montée et jouée, encore qu’il faille à tout prix la revoir pour en percevoir l’étendue.
N.B. Une relecture du roman philosophique voltairien de trente minuscules chapitres (5 misérables dollars en vente partout où perdure le livre) aidera tout à fait à percevoir le magnifique travail de synthèse de l’auteur et à savourer la mise en scène minimaliste signée Alice Ronfard. Une affaire de trois petites heures préalables pour se mettre aux parfums de ce monde.
Photo: Yves Renaud