Les attentes sont élevées pour le récital de ce dimanche 9 septembre 2018, 15h30 à la salle Pollack, véritable rentrée musicale de la saison mettant en évidence Philippe Sly, l’élégant baryton canadien qui est surtout montréalais de coeur et d’âme. Dans son incomparable livre La légende du chant (Flammarion, Paris, 1998, 280 pages), l’illustre Allemand Dietrich Fischer-Dieskau détenteur de la même tessiture que celle de Philippe Sly explique «qu’est-ce qu’une oeuvre phare?
Il me semble que les points culminants de l’histoire de la musique vocale ne sont pas légion. Pour le lied, Le Voyage d’hiver de Schubert, à coup sûr». Et c’est ce programme enchanteur mais fort triste voire désespéré que le jeune homme évoluant jadis entre Ottawa, la Mauricie et notre ville a choisi d’offrir au public montréalais après l’avoir sans doute longuement travaillé avec son fidèle accompagnateur Michael McMahon, pianiste et professeur à McGill.
Philippe Sly, ce n’est pas n’importe qui. Il est le point de mire de toute une génération de valeureux jeunes chanteurs souvent prometteurs qui ont ressenti à son écoute qu’ils avaient affaire à une âme hors de l’ordinaire dotée d’une voix radieuse, chevrotante quand il le faut, sensuelle et rêveuse, une richesse de textures qui lui seront essentielles pour varier l’interprétation des 24 poèmes du poète allemand Wilhem Müller dont Heinrich Heine s’était fait le défenseur au XIXème siècle quoique, à prime abord, la langue poétique de Müller soit moins saisissante ou soignée que celle des grands poètes allemands de la même époque (1827).
Pour nous, francophones disposant au mieux d’une traduction approximative, nous saurons juger du sentiment général de l’interprétation en langue allemande si remplie d’occlusions consonantiques (partielles et souvent chuintantes et percussives mais toujours de subtiles frictions à réaliser par les outils ou appareils de la phonation humaine que sont la langue, le voile du palais, la luette, les dents, les lèvres enfin tout ce qui musicalement nous permet de produire des consonnes ou des voyelles). Il n’y a toujours que le peu de voyelles allemandes permettant le passage de l’air et par lesquelles faire prendre envol au souffle musical des cordes portant la voix humaine aussi loin ou doucement ou puissamment que l’interprète le désire… au respect, bien sûr, des intentions de l’auteur des vers et du compositeur de la musique.
Cette immense symbiose sonore doit concorder avec les sens littéraux du texte et s’élever de l’émotion du sentiment philosophique et poétique que Schubert sait mieux que quiconque agencer et (avec Schumann, Chausson et Fauré) porter au sommet de l’art. Les exigences de l’art lyrique sont physiques et morales. Elles sont aussi théâtrales car il faut jouer. Il y a donc écouter et percevoir, puis comprendre et ressentir. Ces quatre moments de silences intérieurs s’enlacent les uns aux autres en progression selon notre sensibilité personnelle. Ainsi, à bien entendre le chant d’une voix humaine, l’émotion suscitée en nous découle de la souplesse de notre ouïe, de notre vue et nous nous laissons ainsi charmer ou toucher.
Lorsque l’émotion artistique déclenchée par un(e) interprète est trop forte ou bouleversante, notre coeur prend habituellement le dessus sur notre esprit désarçonné par l’essence de la poésie lyrique mise en musique. Mais pas toujours. Certains interprètes sont si bouleversants (sans même le savoir ou s’en douter un tant soit peu) que notre vie peut être bouleversée par eux ou elles, avec la force d’un amour reconnaissant pour la lumière faite en nous par l’interprète découvert comme s’il se fut agi d’une apparition. Il y a aussi l’idéal de la perfection que nous sommes toujours en quête d’atteindre. Philippe Sly, c’est la réunion de tous ces attributs et de toutes ces qualités-là. Pour bien se préparer à ce récital, il faut cependant faire ses devoirs d’auditeur et s’imprégner de la poésie qui sera chantée.
En effet, même si Müller n’est pas Verlaine ou Rimbaud et pas même Nelligan, il faut se familiariser avec son texte soit en traduction soit en langue allemande originelle ce qui est bien sûr préférable. You tube offre une grande quantité d’interprétations à écouter attentivement, le disque offre les interprétations de celui que j’ai cité plus haut et, sur étiquette Philips (AL3428-3429) un certain baryton français Gérard Souzay qui est toujours excellent mais que Sly transcendera de beau coup ce dimanche puisque notre barde national encore jeune dispose naturellement de bien plus belles harmoniques que ces deux superbes voix-là. Je signe sans rougir cet éloge, car c’est un trésor national que le hasard de l’existence nous a donné à écouter, percevoir, comprendre enfin car au chapitre de l’étendue de la tristesse des lieder au programme, ce grand enfant encore dans la vingtaine porte l’émotion au faîte du ressentir. On pourrait s’en inquiéter.
De tout ceci découle le fait qu’un interprète sait s’écouter et entendre la réverbération de sa voix dans un espace sonore donné, une salle de concert (ou l’immensité du cosmos où il cherche à faire entendre sa douleur donc la voûte céleste au-dessus de nos fragiles têtes sûres d’à-peu-près rien), également qu’il sait pertinemment les rôles théâtraux qu’il choisira de jouer, les mimiques à feindre à chaque nouveau lied (il y en aura 24 de communauté de sentiments rarement joyeux mais résignés à une lucide perception de la décevante tenue sociale des humains que l’Histoire et une longue expérience de la vie nous enseigne, hélas). Le génie, en interprétation, c’est celui qui révèle l’essence de la beauté propre à tout ce qui jaillit en joies partagées ou sourd en peines inévitables comme on se réjouit en liesse ou se résigne stoïquement au drame de la mort rencontrée, souhaitée ou appelée comme les oeuvres des derniers mois de la vie de Schubert les exposent.
Écoutons, percevons, comprenons, ressentons!