Pouvait-on rêver d’un programme plus évocateur?
L’oeuvre musicale la plus parfaite du répertoire pour piano et violon, en tout cas celle se rapprochant le plus des trois sublimes mouvements du Gaspard de la Nuit de Maurice Ravel sous l’ambition d’y faire concourir le violon et l’auréole d’une désignation onirique intitulant le tout Mythes, figurait en début de programme!
Composée par le Polonais Karol Szymanowski (1882-1937), elle est d’une difficulté technique monstrueuse et elle laisse toujours une profonde empreinte sur la sensibilité des auditeurs. Et, cette fois encore, elle n’a pas manqué d’agir sur le public.
Sous les doigts agiles du pianiste britannique Benjamin Grosvenor et l’archet énergique de la Coréenne Hyeyoon Park, on pouvait rêvasser à sa guise: le premier mouvement de Mythes intitulé La fontaine d’Aréthuse en rappel de cette nymphe trop séduisante que le dieu-fleuve Alphée pourchasse pour sa beauté jusqu’à ce qu’Artémis (la soeur d’Apollon connue chez les Romains sous le nom de Diane) la transforme en nymphe-fontaine, ce premier mouvement, à lui seul, nous transportait vers un ailleurs bienvenu.
Suivi du mouvement encore plus suggestif intitulé Narcisse, nul besoin de savoir plonger son regard dans des eaux de jouvence après une partie de chasse amoureuse pour se rappeler que Szymanowski, ce grand voyageur de l’Orient, écrivit vers 1914 une nouvelle intitulée Éfébos où sa passion pour le jeune Boris Kochno s’épanouit et atteint le comble du culte de la beauté masculine. Mythes est de 1915 et sa publication est datée pour 1921.
Le second mouvement, presque aussi immobile que le Gibet de Ravel, nous en donne une image saisissante parfaitement miroitée dans l’eau impassible à symbolique paternelle (Narcisse étant né de la rencontre d’une nymphe et d’un fleuve).
Enfin le troisième mouvement intitulé, en français toujours, Dryades et Pan, regorge d’une aussi grande difficulté technique que le Scarbo de Ravel tant pour le pianiste que pour la violoniste et Szymanowski ne faisait qu’évoquer encore le vigoureux désir d’aimer aux abords des sylves remplies de dryades, telle fut Eurydice, l’amoureuse d’Orphée mordue par un serpent et qui fut la plus célèbre des dryades de la forêt où Déméter intervient pour protéger ses préféré(e)s.
Il demeure que l’interprétation soignée des solistes fut notable mais en retenue d’effusions lascives telles que nous en ont donné l’euphorisante imagination, jadis, du duo de Wanda Wilkomirska et du pianiste Antonio Barbosa (Connaisseur Society CSQ2050).
Néanmoins l’oeuvre restait une bonne entrée en matière scénique. La deuxième oeuvre au programme fut la sonate pour piano et violon en sol majeur (1927) de Maurice Ravel, celle des trois qui marque son dernier mouvement Perpetuum Mobile.
Elle mériterait la même appréciation si les deux invités du Ladies Morning l’avaient traitée à chaque mouvement avec la fougue passionnée de folie dansante ou la prestidigitation constamment mystérieuse que le duo de Blake Pouliot accompagné par la sensationnelle Hsin-I Huang réalise à notre époque en récital comme sur disque (Analekta AN287-98)… ou voire même encore Wilkomirska et Barbosa (Connaisseur Society 2038A).
Après l’entracte, trois Romances opus 22 de Clara Wieck (identifiée comme Clara Schumann et non sous son nom de jeune fille, au programme, l’ombre durable du mari instable qui prédomine encore quand l’oeuvre est purement d’elle! ). Cette trouvaille n’a pas apporté la conviction que cet ajout au programme méritait une souvenance ineffaçable de la supériorité des interprètes.
Par contre, et là c’est indéniable, la fulgurance qui a transporté la violoniste qui répondait à la volcanique puissance expressive de son accompagnateur dans la volumineuse sonate pour piano et violon en la majeur opus 47 dite à Kreutzer de Beethoven, celle-là n’a laissé aucun doute dans l’esprit de personne: d’un bout à l’autre des trois mouvements de l’oeuvre, la stupéfaction face à ce degré de virtuosité, d’expressivité sensuelle et de fougue se conjuguant chez ces deux musiciens fort bien appareillés qui rappellent les beaux jours de Grumiaux et d’Arrau dans cette oeuvre.
Encore une fois, un autre beau récital au Ladies Morning qui ne fait pas salle comble puisqu’environ 200 places devaient demeurer vacantes même si les six-cents personnes présentes ont eu droit à un bel éventail d’époques et de courants musicaux entre la jeune Pologne des années folles, l’impressionnisme français et le plus beau des fleurons de la musique allemande pour piano et violon (bien entendu avec les sonates de Brahms dont une seule aurait cristallisé ce récital ainsi complété parmi les plus inoubliables d’une vie de mélomane sans doute trop gourmand).