Depuis près de quarante ans, la vie de bohème des artistes new-yorkais dont j’ai fait la passionnante rencontre est un combat héroïque pour la survie de leurs idéaux face à la cherté et le matérialisme exacerbé du monde bourgeois. Vivre à Manhattan c’est devoir trouver les astucieux moyens de verser 5 mille dollars mensuels en loyer pour un 70 mètres carrés. À Brooklyn, de l’autre côté d’un des ponts c’est peut-être 3000 ou 4000 dollars mensuels au minimum du confort. La vie d’artiste-bohème se réalisant est donc un leurre et deux ou trois boulots cumulés ne permettront que de constater le cul-de-sac d’une utopique survie épuisante! Danser, peindre, chanter, poétiser en somme l’existence rivalisera de rêveries et d’un manque total de pragmatisme ou de réalisme existentiel. Pourtant l’opéra de Puccini originellement imaginé comme ayant cours dans une mansarde sous les toits parisiens remporte encore un immense succès ici où ce réalisme bourgeois fait le plus de consentantes victimes!
Dans le rôle titre de Mimi, on retrouve au Met la très bonne Australienne Nicole Car soprano faisant elle aussi son début aux côtés de l’éblouissant jeune ténor Vittorio Grigolo incarnant magistralement, pour un brillant début new-yorkais, le héros Rodolfo. On le surnomme, dans le milieu musical, ce dernier jeune ténor, Il Pavarottino… c’est tout dire. Sa partenaire de scène comme amoureuse, Nicole Car, n’arrive pas toujours à faire entendre sa voix au sein de ce couple d’amoureux idéaliste en duos d’amour, un couple confronté aux manquements à la fidélité inébranlable qu’exige impérieusement le grand amour. Le second couple, en anti-miroir, dessiné par larges traits d’extravagance au libretto de cet opéra est formé de la soprano Angel Blue en Musetta et du baryton québécois Étienne Dupuis interprétant le jaloux et cabotin Marcello. Dupuis a donc le troisième rôle en importance de la distribution et il le remplit fort bien d’une voix puissante et costaude qui appuie et encadre très souvent les péripéties de Rodolfo. Étienne Dupuis jouit d’un solide curriculum détaillé au programme où on narre ses débuts à Berlin au Deutsche Oper, ceux à l’opéra de l’État de Bavière, également les premiers rôles en Australie et à Paris. Le chef d’orchestre James Gaffigan, quant à lui, faisant lui aussi ses débuts hier soir, a fait claironné son orchestre toute la soirée malgré les nombreuses insistances de la partition de Puccini pour des passages pianissimo avec parfois 6 marques p= piano… accolées l’une à l’autre. Cela rend difficile la tâche des jeunes chanteurs à leur début et devant pousser leur voix à l’extrême pour se faire entendre. Quand on se rappelle la sobriété de l’accompagnement dont a bénéficié Maria Callas en inoubliable Mimi, il serait bon de faire calmer par le haut des instances les fureurs emportées de l’orchestre. Le jeune chef américain est bien ambitieux à mon avis de vouloir à ce point toujours dominer l’ensemble des voix dont seule celle de Grigolo perce le sextuor concertant.
Sur le plan du jeu scénique de chaque rôle, maintenant, car c’est là que Roberto Alagna dans le rôle de Samson hier soir a fauté- bien plus que par l’effondrement progressivement constaté de sa voix- tous ont joué finement leur rôle physiquement en occupant tout l’espace scénique avec de judicieux déplacements. Hier soir, j’avais oublié de le souligner, Roberto Alagna restait platement assis, effondré en plein aria Mon cœur s’ouvre à ta voix…à débiter son texte, jamais héroïque par son physique ni exhibant la force virile de l’homme debout, attitude constitutive impartie à son rôle et en sa psychologie. C’était théâtralement pathétique car sa partenaire Garanča jouait pleinement de vérité psychologique la vigueur alerte de son personnage.
Je reviens en réflexion intime pour terminer cette recension enthousiaste sur le fait émouvant du propos toujours actuel de l’affabulation de La bohème : la survie matérielle éreintante de notre matérialiste vie moderne nous fait encore plus mal que jamais. J’observe depuis trois jours ces valeureux ou vaillants New Yorkais qui ressemblent à tous les intoxiqués du salariat moderne, debouts dans cette grisaille des trains du métro new-yorkais, les yeux tristes rivés leur écran portable, feignant au mieux des joies aussi évanescentes que les piles à pathétiquement toujours recharger de leurs coûteux appareils, une bouée leur donnant prétexte pour oublier de se parler les uns les autres pour se dire combien l’amour, le temps, l’art de vivre ou d’aimer ou l’étincelle de vouloir partager repas, danse ou folie du moment leur manque. Cet opéra dit de La bohème, histoire véridique et répétitive de l’existence perdue de toute notre jeunesse…nous bouleverse encore plus que jamais. Le sens même de notre fort intérieur refusant de mettre un terme à l’inconscience de la course folle à l’aveugle vers la vieillesse qui nous guette, cela reste une clef de libération assumée pour les cœurs jeunes ayant espoir de vivre, d’aimer pour vivre tout autant que de vivre pour aimer. Voilà ce qui depuis trois jours me trottait sans relâche dans la tête et mille excuses d’avoir tenu à vous le révéler.
Demain soir, opéra encore, avec Anna Netrebko dans le rôle titre d’une toute nouvelle production de l’ Aïda de Giuseppe Verdi. Jamais de ma vie je n’aurais pensé écrire tout ceci en condensé en me passionnant d’opéra. Prague, Berlin, New
York, Vienne ont à profusion des semaines comme cela…ces villes m’ont longtemps gardé jeune car je les fréquentais cinq mois par année. Mais il serait à souhaiter que Montréal -cette ville musicale qu’absolument tout le monde admire ici à Manhattan (il faut entendre les éloges ici généralisés pour y croire,) qu’enfin on ait, chez nous, cette diversité abondante de productions opératiques permettant de multiplier la reconnaissance de ces répertoires.