Depuis l’édition 2010 du Concours Chopin, j’ai beaucoup de réticence à estimer à outrance le pianiste russe Daniil Trifonov (ultérieur gagnant, l’année suivante, du concours Tchaïkovsky 2011 à Moscou). Certes, c’est lui dont on fait une actuelle gloire médiatique bien gonflée, à mon avis. Il a une prestidigitation fascinante, c’est indéniable, mais il n’est pas le poète du clavier le plus prodigieux de l’heure quoique son rappel de vendredi soir, la Vocalise de Rachmaninoff montrait une certaine intériorité dont le concerto qu’il venait d’interpréter avait été presque entièrement dépourvu malgré la lenteur affectée qu’il y avait mise au gré de ses fluctuantes fantaisies.
Ainsi, poètes et poétesse dans l’âme l’ont devancé au concours Chopin 2010 de sorte qu’il a été justement (je veux dire en toute justice de notation) vaincu par Yuliana Avdeeva, Ingolf Wunder, Lukas Genusias et Georgijs Osokins… Trifonov ne précédant lui-même qu’un pianiste beaucoup plus émouvant et intéressant que lui soit Evgueni Bozhanov (et l’excellent François Dumont de France). Trifonov était donc cinquième. C’était sa place. Ses enregistrements peuvent, de nos jours où on se pâme facilement, étonner et se vendre: ils sont cependant plus que discutables. Celui des Études d’exécution transcendante de Liszt est à mille lieux de la version Claudio Arrau sur Phillips. Ses Variations sur un thème de Paganini de Rachmaninoff avec Nézet-Séguin et Philadelphie font bonne figure mais n’éclipsent pas les cinq meilleures versions enregistrées que je me dispenserai d’énumérer ici.
Pianiste, adulé, Dannil Trifonov a donc été victime, triste victime aux nerfs surmenés, d’un malaise, subitement, quelques instants avant sa prestation prévue mercredi soir 15 mai, à la Maison Symphonique. J’y étais, déçu comme tout l’auditoire. On l’a envoyé d’urgence des hôpitaux et il en est ressorti pour être le lendemain capable de jouer jeudi 16 et vendredi 17. C’est l’interprétation du vendredi soir que nous avons écoutée donc sa prestation du Concerto no.3 pour piano et orchestre de Serge Rachmaninoff avec l’OSM.
C’était une consolation, tout de même, après avoir aperçu mercredi soir, montée sur scène, après l’entracte, une directrice générale déconfite, madame Madeleine Carreau, devoir venir annoncer fort désemparée l’inquiétante nouvelle et la décevante substitution obligée du concerto par la Quatrième symphonie de Tchaïkovsky. Vendredi soir, tout le monde est là: il semble guéri et nous surveillons le déroulement du concert bien plus pour jauger encore Karina Canellakis, femme chef d’orchestre que le monde entier s’arrache. Les attentes restaient élevées pour ce cheval de bataille du répertoire. Le résultat fut fort mitigé sans être mauvais. La salle comblée de spectateurs accourus comme le second prix du récent concours Chopin 2015, assistait comme nous, en loge, à l’interprétation, de même qu’à quelques sièges de lui le grand gagnant du concours CMIM version piano de 2004.
Au final, ce que Trifonov a rendu fut sans faille mais peu spectaculaire ni marquant et certainement en rien meilleur que l’inoubliable version du pianiste russe Denis Matsuev donnée avec l’OSM, il y a à peine quelques années. Dès le début du premier mouvement, on a observé un Trifonov centré sur lui-même que la chef invitée, l’élégante jeune Karina Canellakis, a laissé libre d’agir à sa guise. Le violoncelle solo de l’OSM, sourire en coin, notait en oeillades vers la perspicace jeune chef, l’impossible autre solution que de laisser mener Trifonov lui-même voire modifier, altérer, dicter le tempo et les entrées de l’orchestre. Ainsi, Trifonov est devenu à loisir lancinant, prenant tout trop lentement au premier mouvement et, encore plus pathétiquement au sublime second mouvement, obligeant les vents dont le cor solo et la flûte solo à des accompagnement prolongés des phrases musicales jusqu’au bout de leur souffle.
L’égocentrisme évident de cette version masculine mais bien moins attrayante d’une disons Yuja-Wang-garçon sans les robes clinquantes aguichantes et avec une certaine beauté négligée (la signification de cette périphrase euphémique fait très préciosité du 16e siècle français, je le sais), offre un modèle de pianiste à sensations pas très bon marché venu de Russie. En rien ne méritait-il les hurlements de stade sportif, ces hourras tonitruants délirants d’un public Série Presto qui n’a probablement pas en tête (ni dans le coeur) la version en direct incomparable de ce concerto avec André Laplante (étiquette Radio-Canada) à la grande finale du Concours Tchaïkovsky 1978 ou encore les versions Horowitz live sur RCA Victor ou celles inégalables de Vladimir Viardo gagnant du Concours Van Cliburn alors qu’il est secondé par le Dallas et Edouardo Mata ou même celle d’Andréi Gavrilov sous Alexandre Lazarev et l’Orchestre de l’URSS. Il y en a bien d’autres vraies très bonnes versions dont celle de Dimitri Sgouros sous Yuri Simonov et la Philharmonie de Berlin, celles d’Earl Wilde avec la Philarmonia sous Jascha Horenstein et évidemment la plus probante celle de Rachmaninoff lui-même avec Ormandy et Philadelphie.
Parlons maintenant de la jeune chef Karina Canellakis qui ne l’a pas eu facile comme semaine avec tous ces événements! Surtout diriger une symphonie no. 4 de Tchaïkovsky que les musiciens n’avaient pas répétée et que, d’emblée, avec l’entrée des cuivres, on a senti à la limite du précaire. Disons-le franchement: elle a tout pour diriger notre orchestre et nul doute que l’administration montréalaise ne l’ait dans sa mire pour remplacer Nagano. Il existe, ça tombe bien, un précédent permettant de nommer un très jeune chef à la tête d’un orchestre réputé: il existe en l’exemple de Zubin Mehta, engagé à 26 ans pour remplacer un mensonger chef illustre nommé Igor Markevitch (voyez la section du livre de Pierre Béique Ils ont été la musique de ce siècle, pages 71 à 73) s’étant déclaré malade pour les 4 premiers concerts de l’OSM de la saison de son engagement alors qu’il dirigeait un orchestre à Paris. C’est ainsi que Pierre Béique a congédié Markevitch pour en embaucher sur-le-champ un jeune, Zubin Mehta.
Les temps sont tout à fait mûrs pour la jeunesse et un chef féminin, mais l’heureuse élue sera courtisée par plusieurs ensembles car cette mode universelle sous le vocable embauche positive (à compétence égale) c’est pour le monde entier. L’heureuse élue attirerait les adolescents, certes des foules de jeunes filles… elle deviendrait un exemple mondial: c’est un coup publicitaire immense pour l’OSM à saisir rapidement quelque tortueux processus de sélection d’un chef qui soit en cours. L’ennui de devoir admettre avoir déjà essuyé un récent humiliant refus du plus grand jeune chef de notre nationalité nous indique une bévue d’avoir cru une seconde qu’il accepterait dans les critères dictés ou énoncés pour satisfaire au poste. C’est toute une mission que de diriger l’OSM en ses exigences fondamentales, car il faut faire des concerts populaires dans les parcs, jouer dans les écoles, amener une marque de disque à se ré-associer à l’OSM qui a dans sa cour un ensemble en pleine ascension (l’Orchestre Métropolitain) qui endisque pour rien de moins que pour Deutsche Gramophone!
C’est aussi montrer patte blanche et que les harcelants incidents à l’endroit ou alentour de l’ancien chef jadis émérite de l’OSM, monsieur Dutoit, ne se reproduisent pas quand ils s’avèrent indémontrables ou juridiquement chancelants. En définitive, cette jeune Canellakis peut devenir chef de l’OSM, quoique elle aura à affronter Nézet-Séguin et l’OM sur un terrain miné… On a fait subir des avanies à Nézet-Séguin pas encore parvenu au sommet de sa future puissance ou à son orchestre ou à ses excellents musiciens déclarés inaptes à une entrevue d’embauche ne serait-ce que comme surnuméraires. Ainsi, ça brasse fort en coulisses, on se pourchasse sans merci même si le public montréalais raffole des deux ensembles.
La mission est donc de taille et une femme chef à la tête de l’OSM ferait sensation. Libre ensuite à la jeunesse qui renouvelle en ce moment l’OSM en son ensemble de nouveaux mordus ou abonnés publics vieillissants de s’élancer avec madame Canellakis vers des projets glorieux mais mon petit doigt me dit que Zarin Mehta aura son mot final à dire. Donne t-on un joyau comme l’OSM à la première venue même charmante et fort distinguée? Il ne peut l’entendre si vite de cette façon et l’Europe est vaste et remplie de grands orchestres jouant dans de belles grandes villes de pierres magnifiques qui n’ont pas six mois d’horribles temps maussades ni de milliers de kilomètres de routes défoncées aux cônes oranges comme les fruits trop mûrs qu’on ne peut vouloir goûter car d’impénitents les gâtent. Ces villes aussi disposent du grand charme de l’Europe. Il y a aussi la capacité du chef de défendre le point de vue des musiciens face à l’administration et la jeunesse de Canellakis par où son âge dévoile l’inexpérience ne portant pas poids lourd en négociations se mettrait en situation de vulnérabilité.
Tout un suspense pour ce choix à venir et à suivre! Qui aura l’habileté de mettre la main sur elle? L’argent, ce n’est pas tout…Montréal traîne une réputation de turbulences. Ailleurs, on n’a pas à trop se fatiguer autant l’esprit pour jouer de la belle musique.