Une salle comble a applaudi la sublime soprano Amanda Forsythe (Eurydice) et l’excellent contreténor Philippe Jaroussky (Orphée) dans un florilège musical orphique comportant quatre extraits de l’Orphée (1672) d’Antonio Sartorio (1630-1680), quatre extraits de l’Orféo (1642) de Luigi Rossi (1597-1653) et bien entendu, trois extraits de celui, mieux connu de tous, qu’est l’Orféo (1607) de Claudio Monteverdi (1567-1643) puisque c’est le plus ancien substrat à l’origine de l’Opéra tel qu’on le connaît encore.
Après le fameux Possente spirito de Monteverdi lui-même qui fut le point culminant, à mon avis, de la sensible prestation du chanteur Philippe Jaroussky, un extrait de l’Orlando generoso (1691) de Agostino Steffani (1654-1728) survint: intitulé Se t’ecclissi-Vive Stelle ou en français plus ou moins Si tu t’éclipses beau faciès d’étoile, il nous conduisait vers les deux extraits ultimes où, à l’agonie, s’éteignait l’espoir ou la joie de vivre du cher et du bel Orphée.
Trois oeuvres contemporaines à cette fièvre onirique ou érotique jadis renaissante pour Orphée (en ces belles cités italiennes quelque part entre Florence et Mantoue) se sont immiscées discrètement soit des interludes de Dario Castello, Biagio Marini, Johann Rosenmüller contemporains de ces compositeurs d’opéras orphiques italiens nommés précédemment. Ils agissaient en transition comme interludes pour l’excellent Boston Early Music Festival Chamber Ensemble et ses huit musiciens (Monterverdi en souhaitait au moins huit en formation de demi-lune). L’aspect ludique du drame soit la traduction en bonne intelligence du texte en gestes et en mouvements sonores touchait au coeur le public.
Comme Nikolaus Harnoncourt l’exprime si bien dans Le dialogue musical: Monteverdi, Bach et Mozart (Gallimard. Arcades, Paris, 1985, 345 pages) : «…je suis persuadé que pour Monteverdi l’accent était mis essentiellement sur la vérité musicale, sur une interprétation optimale du texte, du mot et non sur la simple beauté sonore (…) la beauté du son était en toute occasion subordonnée à la vérité musicale et dramatique. (…) La question reste aujourd’hui la même qu’autrefois: qu’est-ce qui sert le mieux les idées musicales, comment peut-on aujourd’hui rendre au mieux l’oeuvre compréhensible?» (pages 38 et 57).
Forsythe et Jaroussky ne se sont jamais éloignés de cette ligne directrice fixée par l’oeuvre de Monteverdi en plus que la collation des compositeurs divers ne jurait en rien avec l’uniformité de cet esprit. C’est tout un tour de force qu’une telle sélection et une telle exécution jamais n’apparurent dépareillées ou disparates. Sur le plan des nouveautés musicales ou audaces expressives, il est vrai que nos oreilles modernes habituées aux ruptures de modalités (bien plus que des simples tonalités) nous empêchent de ressentir avec affects les innovations savoureuses donc l’étonnement ou l’émotion de jadis.
Néanmoins tout le texte tant musical que dialogique est fixé, aussi en ses moindres ornementations le plus souvent, de sorte que le jeu fut réussi comme effet central à ce mythe fameux du monde antique que les instruments à cordes et le clavecin exaltent soit pour le soutenir ou l’ornementer. En tant que littéraire, je suis resté songeur comme toujours devant ce fabuleux mythe expurgé des conséquences ultimes de ce seul amour pour une femme ne pouvant renaître encore ultérieurement pour aucune autre: un homme, fut-il poète ou musicien ou sage, ne peut-il donc aimer authentiquement qu’une fois une femme idéale en absolu, et puis jamais plus aucune autre par la suite? Car on ne chante jamais de ce mythe truculent, au comble du tragique, les épisodes de ce qu’il advint vraiment d’Orphée (en terme de fictive rêverie mythique porteuse de vérité sur la psychologie humaine) qui, par dépit, jeta son dévolu sur ses congénères masculins après avoir vidé les paysages et les villages où sa lyre passait avec lui. Imaginez! Les mondes entiers naturels et humains, vidés de toute(s) leur(s) beauté(s) laissant un monde dépeuplé ou désolé que les Ménades, femmes délaissées bientôt en furie, en colère de se voir dédaignées et esseulées par Orphée cumulant pour lui seul toutes les beautés qu’il envoûtait du son de sa lyre, refusèrent de tolérer cette spoliation au point qu’avec des herses elles l’assassinèrent à coups redoublés.
Pauvre musicien dépecé: Orphée, filiation d’Apollon, le dieu de la musique, de la poésie et de la sage connaissance irradiée de lumière solaire périt ainsi dans le sang et la vengeance intransigeante de la main des iréniques dépouillées. Cet ajout d’information de ma part n’apporte rien ici qui vaille musicalement sauf pour décider peut-être un compositeur contemporain, s’il s’en trouve un d’intéressé, à compléter l’histoire de ce coeur d’homme qui n’eut de foi placée qu’en une femme et puis pour plus aucune par après.
Le public de la Salle Bourgie fervent de musique ancienne a toujours ceci de particulier qu’il reste attentif et magnétisé durant toute la soirée: sans faille d’attention, on remarque sa fascination, son écoute quasi religieuse et forcément les égards respectueux qui confèrent aux artistes de ce domaine d’expression musicale la certitude d’une distinction et d’une appréciation indiscutables.
Le soin apporté aux formes musicales fut aussi remarquable dans le domaine de l’intimité de la représentation qu’on croit à tort négligée ou marginale puisqu’elle a rarement cours dans des salles immenses avec autant de soin. Le recueillement nous y est sans doute fondamental, en une si toute petite salle, pour bien distinguer à quel point Amanda Forsythe a nettement dominé vocalement, de sa présence dramatique, la soirée et malgré son éclipse narrative, elle a franchement éclipsé acoustiquement son excellent amant oublieux des mises en garde d’Hadès (Pluton). C’est dire à quel point le niveau expressif de leur virtuosité fut élevé. Les biographies nous indiquaient, par surcroît, combien ces musiciens, je parle même du joueur de spectaculaire chitarrone Paul O’Dette, du violoniste solo Robert Mealy et aussi – à la direction musicale – du chef Stephen Stubbs au luth ou à la guitare baroque, combien ils sont tous au sommet de leur art: ce furent à l’occasion de fabuleux solistes au sein de l’Ensemble qui, tous, ont été récipiendaires de nombreux Grammys ce qui est le summum de la reconnaissance ou de la notoriété musicale tous pays confondus.
Photo ©Tatiana Daubek