Le film Appelle-moi par ton nom / Call me by your name
Ce qu’est le grand amour? Comprendrait-on aujourd’hui comment cet amour savait, en 1983, vraiment dire publiquement son nom? Par ce film bouleversant réalisé par Luca Guadagnino et tiré d’un scénario conçu conjointement par James Ivory, Luca Guadagnino et Walter Fasano, on trouve une nouvelle incarnation des motifs lascifs de la joie du sourire étrusque à travers une belle histoire d’exploration amoureuse séduisante imaginée en quelque lieu du nord de l’Italie. Cette quête d’amour est tournée en plein été dionysiaque, par un temps reverdissant de couleurs, toutes en pastel, au temps du coeur de l’été et des premières moissons.
Le jeu de tous les acteurs est excellent surtout Thimothée Chalamat dans le rôle d’Élio et Armie Hammer dans le rôle d’Oliver, le décor sans cesse paradisiaque, les images soignées.
Un aperçu adéquat de l’intrigue affirmerait qu’il s’agit de la rencontre marquante pour le jeune artiste Elio du beau Oliver, un universitaire américain, de passage en stage d’études chez son directeur de thèse – soit le papa d’Élio – où Oliver vient loger durant quelques semaines dans la maison familiale. Et c’est à Oliver qu’Elio doit prêter sa chambre. Oliver est un garçon juif comme lui, mais la connivence des parents d’Elio à ce dépucelage atypique en l’an de grâce (ou de disgrâce?) 1983 semble être une correction fantasmatique de la réalité habituelle à cette époque. La mère d’Élio, Amira Casar jouant madame Perlman pousse son fils vers sa nature profonde en lui lisant même des extraits de récits anciens où la psychologie de l’amour en dilemme était élucidée avec finesse, richesse culturelle perdue avec nos images explicites insignifiantes du monde actuel des réseaux sociaux et des textos. On ne sait plus de nos jours parvenir à l’analyse du coeur humain en ses sentiments vitaux. Ce film s’y adonne avec tendresse car la violence gratuite qui gangrène le cinéma contemporain n’existe pas dans ce film raffiné!
Les musiques choisies sont bouleversantes notamment des extraits des Miroirs de Maurice Ravel, compositeur saturnien notoire ayant lui-même eu un magnifique jardin en terrasses à Montfort L’Amaury en périphérie du pays de Chevreuse. Précisons que l’éphèbe Élio est avant tout musicien et il s’intéresse à toute lecture visant à affiner son âme. Ayant ainsi grandi dans un univers propice à la culture de l’âme par l’appréciation de l’art et la lecture de l’histoire italienne, Élio est un garçon racé. Quant à lui, Oliver est un peu nonchalant, presque surfait de lui-même, quasiment trop confiant, étant sur le point de terminer ses études de doctorat. Et pourtant c’est Élio qui le dominera moralement et intellectuellement tant par le courage du coeur et l’entreprise vaillante (à 17 ans) de demande d’amour (à un homme déjà mûr et dans la mi-vingtaine).
Il se trouve donc beaucoup de brio mais aussi du réalisme dans ce nouveau film en grande partie scénarisé selon l’esthétique jadis signée James Ivory. La passion est si urgente à l’adolescence quand on veut se débarrasser de l’affreux pucelage, que la quête d’amour frôle ingénument l’agression osée en toute impunité. En ce lieu, le film est une grande réussite, surtout l’attente interminable d’Élio de la réponse charnelle d’Oliver, toutes ces longues heures à chercher le signe d’amour pouvant faire éclore en soi le désir d’aimer et d’être aimé. Sans oublier la tentation d’écrire son désir, d’épancher sous la douleur la couleur exacte de son ardent désir, enfin son attente insoutenable devient la nôtre avec les billets doux, tous trop torturés… chaque fois mal livrés!
Le moment le plus fort du film, à part ces baisers voluptueux et les dénuements chastes d’une caméra qui tourne son regard vers le jardin, à l’ancienne, au moment des ébats charnels, c’est lorsque le père de l’aimé (Michael Stuhlbarg joue le père d’Élio) lui raconte comment le grand philosophe et essayiste français Michel de Montaigne avait aussi aimé l’écrivain protestant Étienne de la Boétie au seizième siècle, le jeune brillant auteur du Discours de la servitude volontaire. Et le papa d’Élio cite en partie, à son fils, le passage célèbre où Montaigne avoue son amour ici donné intégralement : «Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant «parce que c’était lui, parce que c’était moi». (Essais-datés de 1590, tome 1, chapitre XXVIII, p.236 Éditions Garnier Flammarion, Paris, 1969)
La séparation éventuelle des deux jeunes hommes attristera car elle apparaît comme une vraie trahison pour l’aimé qui est devenu l’amant du plus veule des deux ce qui n’est pas de rigueur selon Le Banquet de Platon. Le cours normal des rapports entre un homme plus âgé qu’un autre suppose plus de courage de l’amant âgé mais Élio, en partie Français et Italien est plus dégourdi, plus mûr, plus cultivé que l’Américain Oliver, caractère moins entier déjà parvenu à la grande splendeur physique mâle de la belle vingtaine.
C’est ici que James Ivory ayant cité minimalement Montaigne n’a peut-être pas perçu non pas l’inconséquence mais le manque de clarté de son scénario à étendre avec plus de portée le message profond de l’amour socratique. Le cinéphile ne peut lire ce que Montaigne entendait par amitié et parfaite jointure des âmes quoique Cicéron est cité deux fois comme suit par Montaigne pour éclairer ce qui se passe véritablement entre deux hommes ou deux garçons ce que très peu de gens, même érudits, saisissent d’ailleurs: «L’amour est la tentative d’obtenir l’amitié d’une personne qui nous attire par sa beauté» et «On ne peut pleinement juger des amitiés que quand les caractères et les âges se sont formés et affermis.»
Ainsi, en faisant fi de la différence d’âge et à la recherche d’une égalité à la vraie fermeté de l’âme du jeune Élio, le personnage d’Oliver, en soi, manque de fermeté. La résultante condamne à l’échec cette union. Il aurait fallu un garçon plus universel et intellectuel qu’Oliver pour que la profonde amitié de parfaite jointure s’installe comme elle naquit et vécut pendant 4 ans de bonheur entre La Boétie et Montaigne. C’est ce qui fait dire à Montaigne dans ses célèbres essais :«…à la vérité, si je compare tout le reste de ma vie, quoique avec la grâce de Dieu je l’aie passée douce, aisée sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante, pleine de tranquillité d’esprit…si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage (Étienne) ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis.»
Ainsi, l’histoire d’amour prend fin par la fin du stage du doctorant Oliver et le retour pour Élio à la réalité de l’absence et la transition hors de son adolescence par où on le voit modifier son habillement, signe de mûrissement philosophique. Pour Oliver, l’avenir conventionnel sera le mariage obligé selon des fiançailles prévues dont il n’avait d’ailleurs soufflé un seul mot à Élio (autre trahison) voire même la feinte d’une vie jadis normale à une époque où le mariage hétérosexuel s’imposait au seul nom des convenances puisqu’il n’existait pas pour les gais, en 1983, d’union possible officiellement acceptée.
Est-ce l’incohérence du film d’évoquer de manière vulgarisée Montaigne? Un peu, car on vulgarise plus facilement Montaigne qu’on ne l’étudie comme grand penseur moderne avec rigueur. En vérité, même en 1983, on ne s’empêchait pas d’aimer d’un amour si fort pour en feindre un autre en obéissant automatiquement au mariage de convenances (la chanson de Plamondon Aujourd’hui, j’ai rencontré l’homme de ma vie…en témoigne largement). Le film Appelle-moi par ton nom ou Call me by your name met donc surtout en évidence avec éclat l’émotion de la première expérience de quête amoureuse d’un jeune adolescent de 17 ans tout-à-fait initiateur du plaisir d’amour et de la blessure amoureuse. Quelle trépidation pour un homme encore jeune mais plus mûr, de se constater être la proie cernée par un plus jeune déjà excellent chasseur! Le film montre habilement ce volet difficile à montrer sur nos écrans si pudiques que c’est le plus jeune qui veut expérimenter et a besoin de se dépuceler car fort souvent c’est lui qui initie la séduction et s’adresse du regard au plus vieux pour la première expérience d’amour.
À la fin de l’automne, la Cinémathèque québécoise avait projeté le grand classique Maurice de James Ivory (1987). Cela nous avait permis de revoir, encore une fois avec délectation, ce qu’est un chef d’oeuvre visuel autant que philosophique, ce que sont la perfection de l’image et le soin des dialogues comme de tous les effets visuels ou sonores sans omettre la qualité des choix de musique durant le film entier.
Avec ce film Luca Guadagnino n’atteint pas la forme exquise de Maurice de James Ivory. Mais il offre, plus de trente ans plus tard, un scénario bien conçu, une sélection de musiques envoûtantes où on entend, belle surprise, André Laplante, le pianiste québécois, interpréter magistralement Une barque sur l’océan de Ravel. On y entend aussi des extraits au piano de la musique de ballet de Ravel intitulé Ma mère l’Oye notamment le ravissement du mouvement final intitulé Le jardin féérique. Autre agrément, toujours au piano, Élio joue quelques mesures de L’Hommage à Édith Piaf de Francis Poulenc, ainsi que des sonates de Scarlatti, parfois un peu de Bach et on entend de belles chansons d’amour de l’époque en langue anglaise, le tout comme fond de trame sonore.
Les allusions édéniques aux fruits défendus cueillis mûrs, à deux, dans les arbres, surtout les innombrables bains dans les étangs ou en bassin en ses sources montagneuses, aussi les chutes magnifiques tombant des rochers des Dolomites, la vue du Lac de Garde duquel on extirpe en son lit des statues d’éphèbes en bronze inspirées de Praxitèle, en somme le culte de la beauté adolescente ou juvénile et sportive en sa splendeur virginale est partout idéalisée. Tout rappelle souvent l’ouvrage Beau Petit Ami de Cécile Beurdeley faisant somme antique de tout ceci. Esthétiquement, cette cinématographie s’apparente à de belles scènes de jadis à la Visconti.
On ne saurait donc trop recommander ce film qui bouleverse le public par le long moment de l’attente de la première nuit d’amour, une fois les premières explorations préliminaires de la sexualité complétées en leur insatisfaisant apport féminin en tout cas du point de vue de l’adolescent Élio. Car Elio choisit et se transforme d’adolescent en jeune homme devant tirer une leçon amère d’une première histoire d’amour révélatrice de la difficulté d’être gai et de s’unir pour aimer durablement. Oliver n’aura pas su répondre vraiment au nom d’Élio (Il attend même l’hiver subséquent pour lui téléphoner!). Comme j’ai tenté de l’expliquer, une grande inégalité empêchait l’effet parfait de miroir, malgré tout le Ravel qu’on y déverse.
Il est toujours beau de vouloir encore ceindre ou définir comment ceux qui se trouvent doublement mâles en conquêtes et en désirs se rejoignent et s’unissent pour s’accompagner à jamais . On réussit fort bien dans l’ensemble à circonscrire tout cet univers complexe des amours masculines (eh oui! amour est féminin au pluriel et les repas ou festins deviennent des agapes du grec agapo, signifiant je t’aime.) L’Étoile de David, partout bien présente dans le film, bénit tout ça avec un clin d’oeil, car il est vrai qu’il y eut, sous ce roi célèbre, de grandes amours entre lui et le radieux Jonathan s’il faut en croire la Bible!
Ce film qui avait ouvert le Festival gai montréalais Images et Nation à la fin de l’automne est désormais l’affiche partout au Québec.
Appelle-moi par ton nom / Call me by your name