Chimerica, l’une des pièces les plus attendues de la rentrée montréalaise, ratisse large! Ce titre qui est une contraction de «China» et «America», évoque les tensions entre Chinois et Américains. Le point de départ est la révolte de la place Tian’anmen. Au cœur du propos: la photo d’un manifestant qui était resté debout devant des chars d’assaut chinois, le 5 juin 1989, devenant ainsi un symbole de ce soulèvement populaire qui a toutefois été écrasé dans le sang par Pékin. Alexandre Goyette joue le rôle du photographe qui a pris ce célèbre cliché.
Cet audacieux spectacle se distingue du point de vue de la diversité, puisque certains comédiens dont l’acteur principal, Derek Kwan, sont d’origine chinoise. Bref, un projet ambitieux sur toute la ligne! Mais, il y a plusieurs hics…
Décalage
Cette œuvre fictive de la Britannique Lucy Kirkwood gravite autour de l’histoire d’un photojournaliste. Vingt-trois ans après avoir photographié l’homme qui bravait une colonne de blindés sur la place Tian’anmen, Joe Schofield apprend que le «tank man» serait toujours vivant et qu’il se trouverait aux États-Unis. L’Américain mettra tout en oeuvre pour retrouver le mystérieux héros.
À travers les rebondissements qui s’ensuivent, l’autrice soulève des questions sur les véritables motivations du photographe.
Cherche-t-il à mousser sa gloire personnelle ? Est-il sincère lorsqu’il prétend vouloir retrouver le «tank man» pour que ce dernier témoigne lui-même de son geste courageux et continue ainsi à inspirer le monde?
Rappelons que dans les faits, on ne sait pas ce qu’est devenu ce protestataire dont le nom serait Wang Weilin, selon certaines sources.
Quant à l’histoire de Schofield, elle s’entremêle avec celle de son ami, Zhang Lin, qui vit dans la capitale chinoise et demeure rongé par les souvenirs de sa femme abattue lors du soulèvement de 1989. Malgré ce châtiment, le malheureux Lin a gardé un certain esprit critique et il publie un article sur la pollution de l’air à Pékin, ce qui lui vaut d’être torturé.
Chimerica nous fait donc voyager d’un continent à l’autre, tout en présentant la Chine comme un géant qui se lève, alors que l’Amérique semble en déclin.
Cela dit, cette pièce, créée à Londres en 2013, nous ramène à plusieurs reprises, durant la deuxième campagne électorale de Barack Obama, alors opposé au républicain Mitt Romney. Ces retours à une époque révolue sont, à mon sens, parmi les principaux problèmes de Chimerica.
En effet, si la réélection d’Obama, en 2012, symbolise une certaine désillusion, l’Amérique en a vécu bien d’autres depuis ce temps que ce soit avec Donald Trump ou Joe Biden. Il y a ainsi un décalage dans un scénario laborieux qui, souvent, n’est plus d’actualité.
Comédiens et mise en scène
Ce spectacle permet toutefois aux Montréalais de découvrir le comédien Derek Kwan qui joue le rôle central avec une vulnérabilité plus que bienvenue dans ces tortueux aller-retour entre l’Amérique et la Chine qui finissent par lasser. Basé à Toronto, l’acteur d’origine chinoise parle bien le français. Quant aux quelques échanges en mandarin, ils sont surtitrés en français.
Pour sa part, Alexandre Goyette, alias Schofield, incarne un personnage tellement difficile à suivre qu’il nous perd en chemin. Parmi les autres membres de la distribution, Manuel Tadros se distingue par son aplomb, dans son rôle de directeur de magazine, mettant en lumière les jeux de coulisse du monde des médias.
En plus d’un plateau tournant qui permet au décor de se transformer rapidement, on a recours à différentes images d’archives, entre autres, pour ce qui est de la campagne électorale déjà mentionnée. Malgré cet imposant dispositif scénique, le metteur en scène Charles Dauphinais peine à rendre fluide ce récit complexe et souvent déphasé.
Audace
Il faut toutefois saluer l’audace du Théâtre Jean-Duceppe d’avoir su attirer sur scène des artistes d’origine chinoise. On sait que plusieurs des comédiens invités ne se sont tout simplement pas présentés aux auditions, vraisemblablement, par crainte de représailles du gouvernement de Xi Jinping. Faut-il rappeler que toute référence à la révolte de Tian’anmen est censurée dans l’empire du Milieu, comme si cette répression meurtrière n’avait jamais existé.
Après tous ses efforts, l’équipe de Duceppe s’attend à ce que la pièce rejoigne un public diversifié, y compris des membres de la communauté chinoise. Chose certaine, en ce samedi 20 janvier, les spectateurs chinois étaient rares dans la salle pourtant bien remplie pour Chimerica.
Chimerica
Texte: Lucy Kirkwood / Traduction: Maryse Warda
Mise en scène: Charles Dauphinais
Au Théâtre Duceppe, jusqu’au 17 février
Billets
*Crédit photo : Danny Taillon