Montréal vivra, mardi 4 février prochain, à la Salle Bourgie, une immense soirée de musique française grâce à l’interprète montréalais Louis Lortie offrant son premier de deux récitals récapitulant l’intégrale des compositions pour piano solo de Maurice Ravel. Et l’œuvre intitulée Gaspard de la Nuit saura clore ce premier volet ayant débuté par la Pavane pour une Infante défunte.
Ivo Pogorelich avant Lortie
En 1980, au Concours international de Montréal, un pianiste du nom d’Ivo Pogorelich remporta le premier prix du concours notamment avec une fulgurante interprétation de ce fameux Gaspard de la Nuit qui fit sa renommée et absolument le tour de la Terre.
Ivo Pogorelich, éliminé à grand fracas de passionara (l’hurlante Argerich) au Concours Chopin quelques mois plus tard (et supplanté à juste titre par Dang Thaï Son, véritable vainqueur) revint aussi en 1983 donner un récital à la Salle Wilfrid-Pelletier.
Donné à guichet fermé, ce récital faisait événement à la Callas, tout mûr mélomane passionné se rappelle de ce soir-là. J’y accourus d’une gambade, ravi d’y assister avec 22 ans d’insouciance et mes longs cheveux blonds bouclés virevoltant sur mes épaules mais surtout captant chaque seconde avec mes yeux et mon écoute d’enfant émerveillé se nourrissant de toute beauté essentielle à sa survie.
Lortie : une étoile en devenir
En 1983, Ivo Pogorelich avait fait la une du Vogue et était devenu en quelque sorte l’Yuja Wang de cette époque. Son enregistrement de Gaspard de la Nuit sur Deutsche Grammophon, cette même année encore, était devenu le sujet de toutes les conversations et avait, bien sûr, beaucoup rajouté à sa notoriété.
Si Pogorelich éclipsait les versions données par Martha Argerich et Claudio Arrau, surpassant bien entendu les belles et douces versions de Monique Haas et Samson François, Lortie astiquait ses armes en vainqueur d’un malaise ayant affecté son jeu quelques années.
Ainsi, deux interprètes d’ici allaient bientôt se surpasser et reléguer Pogorelich aux oubliettes. En 1984, sur étiquette Radio-Canada (MV1010), Lortie s’essayait avec un Gaspard de la Nuit encore en gestation et duquel rien de remarquable ne fut perçu.
Louis Lortie, étoile du disque
Sur les photos subsistant de l’événement du phénoménal récital du Retour du Serbe Pogorelich à Montréal, on voit, parmi cinquante chaises ajoutées directement sur la scène le beau visage d’intelligence du jeune homme altier qu’était alors Louis Lortie. On le percevait en attente des fruits de la gestation de son premier (Busoni) et quatrième prix (Leeds) en compétitions internationales et face auxquelles il avait fallu lui tordre le bras pour l’en convaincre de s’y soumettre, car s’il fut un artiste-enfant-rebelle cherchant à s’éviter les éreintants ou éprouvant concours, ce fut bien lui.
Jadis, tout comme aujourd’hui, c’était la voix royale absolue, que les Concours internationaux! Avec l’espoir d’un premier prix, jadis, on se voyait consacré artiste de qualité, contrat d’enregistrement sur disques en poche.
Quoiqu’il avait été enfant prodige très célébré, Lortie était rongé par le doute. Sur la photo la plus célèbre du récital de Pogorelich on reconnaît donc Louis, crevant l’image des traits esquissant son profil germanique, assis pensivement sur scène, index et majeur posés sur sa bouche en pastiche du Penseur de Rodin, là avec une cinquantaine d’heureux choisis à figurer le long d’une espèce de galerie en image d’Épinal, tous à la gauche de l’attrayant artiste serbe qui enflammait l’ivoire et l’ébène du clavier.
Son Gaspard supplantera celui d’Ivo
En 1989, Lortie généra, pour l’étiquette britannique Chandos, son intégrale Ravel et ravit d’un trait la première place des Gaspard à l’exacerbé et narcissique Ivo Pogorelich. Mais André Laplante, cinq ans plus tard, publiera discrètement sur étiquette Analekta (AN 29271 et ELAN-2232) le plus grand joyau d’intégrale Ravel, toujours inégalée d’ailleurs, double album qui existe encore sur le marché des disquaires dits d’usagés.
Oui… André Laplante, gagnant d’un second prix au très grand concours Tchaïkovsky, lui invité huit fois en récital au Ladies Morning Musical Club (Lortie, deux fois) et qui fut élève aussi d’Yvonne Hubert comme la pionnière Janina Fialkowska. Tous deux aînés de Lortie, ils avaient précédé le Lavallois à la notoriété: le premier derrière Mikhael Pletnev à Moscou, en 1978, mais la seconde fut plus largement consacrée première au concours israélien Arthur Rubinstein.
Deux albums et la renommée
Bien entendu, l’album célébré mondialement des Études complètes de Chopin sur Chandos sut signaler, de voix unanimes, l’indéniable talent suprême de Lortie. S’il dut récidiver quelque temps plus tard avec l’Intégrale Ravel, cette célébration de sa notoriété n’atteignit l’insurpassable au pays que beaucoup plus tard, car le monde de l’interprétation est vaste.
C’est seulement avec tous ses incomparables albums Liszt que Lortie distance ses rivaux. À ce jour, trois artistes l’ont surpassé dans Gaspard de la Nuit: André Laplante (avec, je le répète, toute son intégrale Ravel) qui reste au sommet du palmarès mondial, mais aussi Benjamin Grosvenor et, récemment, dans nos pages, l’étoile française Lucas Debargue à Moscou au pénultième Concours Tchaikovsky en ce qui a trait au seul Gaspard de la Nuit.
Seong Jin Cho qui sort une intégrale Ravel ces jours-ci, brillerait aussi là-dedans, mais de caresses digitales trop insistantes d’accélérations, il n’atteint, hélas, pas le niveau d’élocution d’aucun des noms cités jusqu’ici dans ce putatif panégyrique encore bien modeste.
André Laplante toujours au zénith
La discographie des intégrales Ravel est très encombrée. Lortie y fait très bonne figure, à mon avis, absolument parmi les meilleurs: malgré son âge avancé (66 ans), il fera tout chanter mardi, d’une élégante noblesse d’héroïsme grec comme Orphée emportait les cœurs au pays de l’absolue Félicité. Le Tombeau de Couperin sera sans doute, au premier récital, avec sa redoutable Toccata, un autre défi pianistique majeur, œuvre entièrement de finesse et de sensibilité.
Ravel, comme un vin raffiné
Inutile de dire qu’avant de louanger tout ceci je me suis plu à réécouter, attentivement depuis des mois, les intégrales de Jean-Philippe Collard, Alexandre Tharaud, Kun Woo Paik, Vlado Perlemuter, Walter Gieseking, Samson François, Arturo Benedetti Michelangeli, Monique Haas, Paul Crossley, Deszö Ranki, Werner Haas, Artur Pizzaro, Tzimon Barto, John Browning, Pascal Rogé, Boris Krajny, entre autres, même l’album de Jean-Philippe Sylvestre sur piano Érard au son identique à celui de Montfort-L’Amaury cette charmante résidence avec jardin de Ravel, entièrement tapissée et décorée d’artisanat.
Autre fruit du hasard à mon passage improvisé à ce musée Ravel baptisé le Belvédère, tout rapproché du pays de Chevreuse, c’est sur cet Érard du compositeur sur lequel j’ai pu pianoter, en 2015, en échange de mes services d’interprétation anglaise à la visite de la guide unilingue attitrée (recevant un groupe d’élèves en musique de l’Université Rutgers), que j’avais saisi combien la délicatesse chez Ravel est intimement née de ce facteur de pianos et du plus pur onirisme.
Ainsi, que ceux qui savent rester enfants s’y reconnaissent les 4 février et 19 mars comme le plus fervent public de Lortie!
N.B. Le second récital de l’intégrale Ravel comportera les Miroirs dont la version magistrale appartient à Svjatoslav Richter à son récital de Prague de 1964, récital que les mélomanes peuvent débusquer sur You Tube comme à peu près tout le reste mentionné ici… de sorte que je demande pourquoi je m’encombre d’autant d’archives en vinyle, CD, cassettes et de centaines de magazines The Étude vieux de plus de cent vingt-cinq (125) ans.