Malgré les reproches lancés par un groupe de protestataires lors de la première médiatique tumultueuse, la pièce de Michel Tremblay Cher Tchekhov marque un renouveau majeur dans l’univers de cet écrivain emblématique du Québec. Plus que jamais, le spectateur a une impression de grande intimité avec Tremblay qui raconte l’histoire d’un auteur âgé, assailli par le doute et la peur de ne plus être pertinent. Loin du monde des Belles-Soeurs, ses personnages sont pourtant eux aussi aux prises avec d’immenses besoins d’amour. Mais que vient faire Tchekhov dans une réunion familiale à Vaudreuil ?
L’alter ego de Michel Tremblay
Première constatation : Gilles Renaud est pleinement convaincant en Jean-Marc, l’alter ego de Michel Tremblay. Installé à l’avant-scène, côté cour, on a l’impression que c’est Tremblay lui-même qui est en train de réviser son texte en partageant ses questionnements avec le public sur un ton souvent drôle et parfois poignant. C’est ainsi que le théâtre s’invite dans le théâtre, comme dans la tradition tchékhovienne.
L’auteur y va de commentaires cocasses sur son texte et y apporte des corrections. Puis, il fait jouer une même réplique successivement par deux personnages pour évaluer ce qui sert mieux l’histoire. Ces transitions se font tout naturellement, grâce à l’habile mise en scène de Serge Denoncourt.
Réunion familiale et règlement de comptes
C’est l’Action de grâce. La table est dressée pour un repas en famille. Déjà, certaines tensions se dessinent à l’approche des retrouvailles des trois soeurs et leur jeune frère qui font carrière comme comédiens, alors que l’aîné, Benoit, est un auteur en panne d’inspiration.
Celle qu’on attend de pied ferme, c’est Claire la grande actrice tchékhovienne incarnée par une Anne-Marie Cadieux délicieusement exubérante ! De plus, madame est accompagnée de son nouvel amoureux, Christian (Mikhaïl Ahooja), un critique de théâtre qui a éreinté la dernière pièce de Benoit (Henri Chassé). Les deux hommes croiseront inévitablement le fer. Il n’y aura ni gagnant, ni perdant dans leur duel. Leurs différends feront plutôt ressortir les mérites et les risques de la critique. Bien joué !
Maude Guérin, Isabelle Vincent et Hubert Proulx sont souvent hilarants en acteurs aux carrières mineures qui se moquent de la grandiloquence de leur sœur, la star ! De son côté, Patrick Hivon, dans le rôle du conjoint de Benoit, soulignera à quel point il est difficile d’être pleinement accepté dans ce clan familial d’artistes tissé serré.
La crainte d’être dépassé
Bref, un peu comme chez Tchekhov, les personnages se cherchent et souffrent d’ambitions insatisfaites. Même si Claire donne l’impression d’être en pleine gloire, elle aussi a peur de vieillir. C’est pourquoi elle s’est laissée entraîner par un jeune metteur en scène dans une déconstruction de La mouette qui a fait honte à ses proches.
Avec Cher Tchekhov, tirée de son roman Le coeur en bandoulière, Tremblay nous ouvre la porte de son tortueux univers de création. Il y a, certes, une remarquable modestie de sa part à révéler ainsi ses craintes d’être dépassé. Cela dit, 1h45 à exposer les doutes d’un auteur, ça devient parfois un peu redondant, un peu long. Il y a aussi certaines répliques gratuites comme celle voulant que «les hommes cessent d’évoluer à 40 ans» !?!?
Et puis, une fois de plus chez Tremblay, le père est fautif. Ce qu’on sait de lui, c’est qu’il a été un mauvais père, alors qu’on garde de très beaux souvenirs de la mère qui fut une remarquable Arkadina, justement dans La mouette.
Aussi, on peut se demander s’il s’agit d’autodérision de la part de Tremblay quand Jean-Marc (Gilles Renaud) nous dit qu’il veut s’assurer d’être juste envers ses personnages. C’est là un vœux qui fait sourire puisqu’on sait que dans de nombreuses oeuvres de Tremblay, l’homme est condamné d’emblée !
Un décor qui se transforme
Le décor de Guillaume Lord qui évolue devant nous, est presqu’un personnage en lui-même. Au début du spectacle, on ne voit que le premier étage de la maison familiale, lieu de querelles et de réconciliations qui se construit en cours d’écriture. À la fin de la pièce, la maison disparaît complètement. On ne voit plus que le mur arrière de la scène. Est-ce une métaphore de l’inconscient de l’auteur mis à nu ?
Tremblay comme on ne l’a jamais vu
Selon le journal La Presse, une douzaine de jeunes comédiens qui ne se sont pas identifiés ont pris place devant la scène du TNM pour protester, avant la première médiatique de Cher Tchekhov, jeudi (5 mai dernier). Leur porte-parole a lu un texte affirmant que le «Théâtre du Nouveau Monde n’a plus rien de nouveau.» «Ce théâtre s’affaiblit de sa consanguinité de petit monde» et il ne fait plus que du «gentil divertissement pour une élite.»
Ayant assisté à la pièce vendredi soir (6 mai), je n’ai pas été témoin de ce coup d’éclat. Par contre, il me semble utile de rappeler que ce qui est «nouveau» n’est pas automatiquement une question d’âge. À l’approche de ses 80 ans, l’écrivain québécois nous surprend vraiment avec son Cher Tchekhov qui nous parle aussi de Tremblay lui-même, un homme que nous ne demandons qu’à connaître davantage car il fait partie de notre histoire depuis si longtemps.
La vie, c’est aussi vieillir et il est certainement souhaitable qu’on s’exprime à ce sujet, entre autres, au théâtre ! Tremblay le fait ici d’une façon originale en liant son expérience personnelle à l’universalité de Tchekhov. Il y a là une démarche artistique nouvelle et fascinante.
Enfin, merci monsieur Tremblay de dire avec tant de simplicité vos interrogations liées au vieillissement. Elles concernent non seulement les aînés, mais aussi leurs descendants, car tout au long de nos vies ressurgit la question : suis-je encore pertinent ?
Ne rien tenir pour acquis; savoir qu’on peut toujours s’améliorer, même quand le succès est au rendez-vous; ce sont des vérités que Tremblay a fait siennes. Grâce à son humilité, ses remises en question apparaissent comme de véritable bénéfices du doute.
Cher Tchekhov de Michel Tremblay
Mise en scène : Serge Denoncourt
Avec : Mikhaïl Ahooja, Anne-Marie Cadieux, Henri Chassé, Maude Guérin, Patrick Hivon, Hubert Proulx, Gilles Renaud et Isabelle Vincent.
Au Théâtre du Nouveau Monde, du 3 au 28 mai
Crédit photo : Yves Renaud