On ne sort pas indemne du brillant spectacle qui est présentement à l’affiche chez Duceppe ! Même si l’auteur britannique Robert Icke s’est inspiré d’une oeuvre de 1912 (Professeur Berhhardi d’Arthur Schnitzler), la pièce Docteure, créée en 2019, nous plonge dans des questions brûlantes d’actualité. Préjugés liés aux races ou aux religions, identités de genre, discrimination positive, etc., les personnages se démènent à travers des étiquettes qu’ils choisissent ou qu’on leur impose.
Plus encore, on n’essaie pas nécessairement de nous convaincre de ce qui est bien ou non, de sorte que le spectateur est amené à se faire sa propre idée, dans un élan de réflexion qui se poursuit bien au-delà de la représentation!
Synopsis
La Dre Rachel Wolff (Pascale Montpetit), fondatrice d’un prestigieux institut de recherche médicale, empêche un prêtre d’entrer dans la chambre d’une adolescente qui se meurt après une tentative d’avortement maison. Le religieux veut aller donner les derniers sacrements à la patiente, mais la médecin lui bloque le passage. Le ton monte! Elle pose même brusquement une main sur le torse de l’homme pour l’immobiliser.
Voilà qu’un enregistrement audio de cette scène mouvementée circule sur les réseaux sociaux. La polémique s’empare de monsieur et madame Tout-le-Monde. Certains croient la docteure qui dit avoir voulu protéger sa patiente mourante, d’une visite qu’elle n’avait pas sollicitée. Et aucune note au dossier n’indiquait que la jeune fille était catholique.
Progressivement, le public apprend que madame Wolff est juive et lesbienne, ce dont elle préfère ne pas parler puisque, selon elle, cela n’a rien à voir avec sa profession. Plusieurs estiment, au contraire, que le geste de la docteure trahit son mépris envers la religion et les hommes.
Zones grises
Chose rare, cette pièce questionne même la rhétorique féministe ! En effet, la protagoniste envisage de se défendre en soutenant qu’elle est injustement critiquée parce qu’elle est une femme dans un monde d’hommes. Elle réalise cependant que ce bon vieil argument tiendrait difficilement la route, puisqu’elle est la directrice de l’institut. Plus encore, madame n’a pas beaucoup d’arguments lorsqu’on lui demande pourquoi 65% des médecins qu’elle a embauché sont des femmes. De plus en plus isolée, Rachel sera aussi larguée par une alliée d’autrefois, devenue ministre de la Santé.
Pendant ce temps, Wolff est critiquée par ses collègues qui craignent de voir des donateurs leur tourner le dos, à cause de cette controverse. On demande à la docteure de s’excuser. Elle refuse, affirmant ne rien avoir à se reprocher sur le plan professionnel. Faut-il y voir une manifestation de son intégrité? De son orgueil? De sa vanité? Chose certaine, elle en paiera le prix et elle réalisera que, lorsqu’on n’agit qu’en son nom personnel, on peut rapidement être condamné.
Pascale Montpetit qui n’avait pas joué au théâtre depuis sept ans, incarne son personnage avec sobriété. Cependant, elle ne reflète sans doute pas suffisamment la grande assurance, voire la condescendance de cette femme des hautes sphères de la médecine qui méprise les adeptes des réseaux sociaux et qui n’hésite pas à corriger ses interlocuteurs à brûle-pourpoint, en soulignant sans ménagement leurs phrases mal tournées.
La comédienne n’en demeure pas moins émouvante dans le drame de cette docteure qui joue sa carrière, soit la majeure partie de ce qui compte le plus dans sa vie. Elle est entourée d’une dizaine de comédiens très solides également. De plus, cette distribution contribue à démontrer au spectateur qu’on ne peut se fier aux apparences; entre autres, plusieurs actrices endossent des rôles masculins, puis des rôles féminins.
Durant un peu plus de deux heures sans temps mort, la mise en scène de Marie-Ève Milot nous entraîne au coeur d’un débat qui expose les ressorts de la culture du bannissement. Ce phénomène aussi appelé culture de l’annulation («cancel culture» en anglais) consiste à dénoncer et censurer une personne ou une organisation pour des actions considérées comme offensantes ou discriminatoires provoquant l’indignation d’un groupe.
Le tout est campé dans un décor en constante évolution. Comme dans les hôpitaux, des rideaux servent à délimiter les scènes des différents tableaux de ce thriller dont je vous laisse deviner la fin. Cet objet théâtral palpitant est beau à regarder mais, surtout, il nous amène à nous interroger sur nos possibles préjugés ou biais et sur notre tendance instinctive à privilégier des informations qui confirment nos opinions tout en rejetant celles qui les contredisent.
La complexité des personnages de cette pièce évoque des points de vue qui pourraient mettre en doute nos certitudes ! Voilà du théâtre qui va bien au-delà du divertissement!
Docteure
Texte : Robert Icke (adaptation libre de Professeur Berhhardi d’Arthur Schnitzler
Mise en scène : Marie-Ève Milot / Traduction : Fanny Britt
Avec : Alexandre Bergeron, Sofia Blondin, Alice Dorval, Nora Guerch, Ariel Ifergan, Tania Kontoyanni, Pascale Montpetit, Sharon James, Harry Standjofski, Elkahna Talbi, Yanic Truesdale
Au théâtre Duceppe, jusqu’au 18 novembre