Le mystère Carmen d’Éric-Emmanuel Schmitt avec ses vertus oniriques et ses leurres multiples
L’enthousiasme de l’écrivain et dramaturge à succès Éric-Emmanuel Schmitt aura peut-être raison des réserves substantielles des mélomanes se croyant experts en chant vocal et surtout des exigences fondées des connaisseurs de l’histoire de la musique! Au moins, sa pièce Le Mystère Carmen a le mérite de propager les premiers faits biographiques sur la vie de l’enfant prodige et du virtuose du piano que fut Georges Bizet. Premier lauréat du fameux Prix de Rome, Bizet eut le privilège de séjourner comme pensionnaire à la Villa Medicis de Rome et, une fois devenu grand compositeur, d’avoir autour de lui l’amitié durable des plus grands créateurs même s’il est mort subitement à 37 ans.
D’ici le 16 mars prochain, au TNM, la soprano lyrique Marie-Josée Lord appareillée au ténor Jean-Michel Richer et accompagnés au piano par Dominic Boulianne, enfin un quatuor musico-théâtral fera revivre avec Éric-Emmanuel Schmitt comme narrateur les circonstances biographiques qui conduisent au grand moment ultime de la vie créatrice de Bizet, soit l’opéra Carmen. Outre qu’il est excessif de passer sous silence ses succès avec l’Arlésienne et ses fréquentations fructueuses et méritoires des sommités du monde musical de l’époque dont Hector Berlioz lui-même, le ton de la quasi martyrologie ne sied pas aux dits-faits biographiques d’obscurité totale de Bizet… Certains compositeurs français de grand talent furent bien plus malchanceux tel le pianiste Charles-Valentin Alkan par exemple (il gravitait autour du même immeuble que Chopin…à Paris).
Toutefois il faut reconnaître que la tournée prochaine de la pièce de Schmitt attirera des foules québécoises curieuses d’en connaître un peu plus sur le compositeur de l’opéra toujours reconnu aujourd’hui comme le plus couru et le plus populaire au monde avec La Bohème de Puccini ce qui n’est pas rien comme accomplissement. Le public de la première du 28 février au TNM a écouté avec une attention parfois évanescente la leçon pédagogique, car c’est un peu de l’espèce des anciens disques 33 tours pour enfants et adolescents où jadis -tels la collection Atlas où Pierre Larquey, Jean-Louis Barrault ou Henry Barraud voire même l’illustre Gérard Philippe -incarnant chacun un narrateur- racontait de la sorte la vie de Chopin, de Berlioz ou de Liszt ou de Bach ou Beethoven avec forces extraits et dialogues quasi-théâtraux visant la reconstitution biographique la plus fidèle qui soit.
C’est dans cet ordre-là que le Mystère Carmen. On écoute le parcours du cours quasi magistral, car cette oeuvre de Schmitt peut être tout de même aimée et valorisée pour ses vertus sommaires d’instruction. On y entendra bien sûr la Habanera intitulée aussi L’amour est un oiseau rebelle parmi les arias tirés de l’opéra Carmen et quelque mélodie de d’autres oeuvres de Bizet encore célèbres comme L’air de l’hôtesse arabe. Au final de l’exercice, ceci ne veut pas dire qu’on ne puisse pas avoir de sérieuses raisons de trouver l’oeuvre narrative complaisante, surtout de vouloir établir une comparaison entre Mozart (oniriquement Schmitt s’amuse à le croire revenu sur terre…rappelez-vous Mozart est mort en 1791…pour s’incarner en l’enfant Bizet naissant en 1838 et composer éventuellement un véritable opéra licencieux d’audaces amoureuses et sensuelles comme l’est le chef-d’oeuvre musical incontestable de Carmen).
Mozart, puisque M. Schmitt veut rêvasser à sa guise littéraire, avait composé non pas une seule symphonie à l’âge dix-sept ans mais bien fermement plus d’une centaine d’oeuvres telles les opéras Bastien et Bastienne. Apollon et Hyacynthe, La Finta Semplice, Mithridate roi du Pont, environ quasiment treize symphonies, des concertos pour piano et orchestre etc. j’en passe certes, c’est inutile d’épiloguer davantage là-dessus. Son âme géniale n’aurait pas attendu 1875 pour créer Carmen dans la tête et le coeur de Bizet, si elle s’était réincarnée dans le Français! La musique de piano de Bizet ne compte pas non plus, désolé, dans la balance des grandes créations et Schmitt en fait tout un plat publicitaire bien exagéré: ni Alfred Cortot, autorité suprême, dans ses deux volumes intitulés La musique française de piano ni Louis Aguettant dans La musique de piano des origines à Ravel ni l’éminent Claude Rostand son Petit Guide de l’auditeur de musique nommé Les chefs-d’oeuvre du piano n’en fait un cas et à peine allusion.
Venons-en maintenant au suspense théâtral du Mystère Carmen qui ne s’active pas dans l’oeuvre présentée qu’après une longue heure des une heure quarante-cinq minutes de la représentation trop monologuée, à mon humble avis, par Schmitt. Il faudrait songer à reconstruire ce spectacle selon la formule plus théâtrale et jouée puis chantée présente durant la dernière partie du spectacle où nous sommes enfin arrivés à la Carmen de Bizet. La musique qu’on y joue que trop peu de fois jusqu’alors sur un piano de concert Yamaha (si j’ai bien vu le logo du premier balcon) non apprêté tout spécialement pour la musique classique mais accordé de façon presque bâclée car la somptuosité des harmonies en musique classique doit être mise en valeur (c’est l’harmonisation des instruments discernables aux registres aigus ou graves du clavier).
La musique de la représentation théâtrale de ce Mystère Carmen bénéficie de la voix suffisante de Marie-Josée Lord et des efforts de Jean-Michel Richer qui pousse souvent sa voix pour se faire entendre dans la salle à l’acoustique étroite musicalement parlant. Le spectacle est tout de même agréable et favorise la diffusion et une certaine réflexion sur la vie du compositeur quoique de là à émettre un doute sur sa mort naturelle jusqu’à un possible meurtre envisagé par amant d’épouse interposée d’indifférence en plus, je ne vois pas de travail musicologique qui puisse en attester ni l’infirmer d’ailleurs comme hors de l’ordre des possibles. Voici, pour plus de sûreté crédible ce qu’il faut saisir, avec sagesse, à propos de Georges Bizet et c’est signé par le musicologue et élève de Maurice Ravel, le musicologue réputé Émile Vuillermoz dans son Histoire de la musique (Arthème Fayard, Paris 1949, p. 287-288): «George Bizet était un pianiste remarquable, un lecteur infaillible réduisant à vue au piano une partition d’orchestre manuscrite avec une prodigieuse facilité, un improvisateur brillant dont la fantaisie et l’humour étaient célèbres. La composition n’était donc pas pour lui un labeur ardu et absorbant mais une tâche aisée qu’il dominait en se jouant. Un don naturel aussi comporte des dangers.
La facilité n’est pas, pour un créateur, une école d’énergie; c’est la lutte, c’est l’effort, c’est l’obstacle qui donnent des ailes au génie. Bizet n’a pas connu les fécondes angoisses du créateur inquiet qui développe et décuple ses forces en secouant désespérément les barreaux de sa prison. Il a fait preuve, pendant toute sa carrière, d’une sorte d’opportunisme complaisant qui ne l’a pas empêché d’écrire des chefs-d’oeuvre, mais qui a certainement limité son essor. À vingt ans, il se félicitait de posséder quelques «atouts» précieux qui lui donnaient «beaucoup d’espoirs pour sa carrière»; il s’enorgueillissait, disait-il, d’avoir de l’aplomb à revendre et de posséder.moins de talent et des convictions moins arrêtées que Gounod, ce qui, par le temps qui court, ajoutait-il, est une chance de succès». Une telle prudence chez un jeune artiste est un peu inquiétante mais c’est elle qui explique sa docilité constante aux voeux de ses «employeurs», son empressement à flatter les directeurs de théâtre, sa recherche obstinée de commandes et son étrange indifférence à la qualité de ses livrets qu’il s’est toujours laissé imposer par ses protecteurs.
Il est vraiment déconcertant de penser que ce compositeur n’a jamais été hanté par un idéal personnel, tenté par un sujet, obsédé par un besoin de se réaliser dans un thème dramatique de son choix. et c’est ce qui explique la banalité de ses premiers ouvrages italianisés à l’excès et sa fidélité aux coupes stéréotypées des opéras et opéras-comiques de son époque. (…)Carmen n’a pas été sifflée le jour de sa création, comme le prétend la légende accréditée par Henri Rochefort, mais lorsque son auteur disparut, trois mois après la première, l’oeuvre n’avait pas encore triomphé de l’indifférence qui avait accueilli sa naissance.» Terminons cette recension réservée sur le rendement opératique, car il s’agit bel et bien d’airs d’opéras de Bizet. Lorsque le public applaudit ce qu’il entend, c’est bon signe et il faut s’en contenter comme d’un succès authentique pour Marie-Josée Lord et Jean-Michel Auger.
Mais si l’auditeur a déjà entendu Maria Callas dans ces airs et plus près de nous l’éblouissante jeune merveille Rihab Chaieb que l’OSM a invitée pour 2019-2020, on soupire un peu, pour ne pas en dire bien davantage de la déception vocale passagère que ce spectacle un peu galvaudé occasionne. Il remet aussi à la mode des légendes démenties par des musicologues solides voire de pures fantaisies produites par l’imagination multicolore d’un auteur sympathique aux Québécois, certes, mais bien trop enthousiaste pour mesurer le saugrenu de ses souhaits oniriques farfelus. Il y grand génie et talent vrai chez Bizet sans qu’il soit en rien semblable à Mozart, une figure à stature unique dans l’histoire universelle de la musique. Le spectacle est bon dans l’ensemble mais ses excès l’affadissent. Oui, Bizet connaît à jamais la gloire durable et on s’en réjouira toujours sans en faire un Schubert malmené.
TNM → 26 février au 16 mars 2019
Tournée → 19 avril au 15 mai 2019
Voir les détails de la tournée au Québec qui se poursuit jusqu’en mai 2019.