Le samedi 9 novembre, au Centre des Quatre Saisons à Toronto, la grande ballerine Greta Hodgkinson (née à Providence, Rhode Island et au sommet de sa carrière avec le Ballet National du Canada depuis 1996) sera jumelée au méritoire danseur étoile Guillaume Côté, grand moment sublime de prestance au sein du ballet blanc et d’action nommé Gisèle (Giselle de Adolphe Adam).
C’est le prototype du ballet romantique. Ce ballet confronte le réel et l’irréel comme le Lac des Cygnes (de Pierre Tchaïkovsky) au moins tout aussi connu que lui, mais sa puissance de rêve nous permet de fuir momentanément la cruelle réalité vers des royaumes surnaturels. Greta Hodgkinson a eu une carrière retentissante à l’échelle planétaire dont un fut l’honneur insigne mais réciproque d’avoir été souvent conviée à danser avec le danseur étoile Roberto Bolle, quoique bien d’autres aussi.
Elle fait à ce point partie de ces virtuoses de la danse qu’elle fut choisie pour réincarner l’inégalable prima ballerina absoluta Margot Fonteyn en duo avec Rudolf Nureyev. Ainsi, en tant que virtuose de la danse classique, elle s’est acquise une quantité prodigieuse de rôles mémorisés et maîtrisés. C’est un peu comme en virtuosité de musique classique où un pianiste de concert sérieux, par exemple, doit détenir, par coeur donc sans partition devant lui, entièrement mémorisés en ses doigtés et constructions harmoniques ou mélodiques, une cinquantaine de concertos pour piano et orchestre, car, sur avis de 48 à 72 heures, il peut être appelé à remplacer un confrère malade ou empêché de jouer.
De même, une grande danseuse et un grand danseur possèdent tout autant un sublime répertoire en des dizaines de grands rôles de ballets classiques que des compagnies étrangères l’invitent à danser (sans doute possèdent-ils en mémoire les pas et parcours de centaines de courtes chorégraphies diverses aussi!).
Pour le spectateur candide, ce sont de talentueux régals de forme olympienne en des rôles mémorisés avec les pas graciles et l’agilité d’un souffle inépuisable, bien entendu sur des musiques adaptées. Autre prodige d’élégance et de finesse, madame Karen Kain fêtera cinquante ans avec le Ballet national du Canada. Elle et Greta Hodgkinson sont des êtres au feu sacré au sens noble du mot racé, mais ce sont surtout des modèles de réflexion spirituelle, car la musique et la danse émeuvent le coeur humain pour porter l’âme et la pensée humaines à la spiritualité.
Un beau corps de danseuse (ou de danseur) est sublime parce qu’il est habité d’une intelligence bouleversante tout de suite visible à l’oeil attentif à la micrométrique des symétries fines d’un corps exceptionnel vite reconnu, dès les premiers instants d’entrée en scène sous les projecteurs. C’est le sens du qualificatif aristocratique de cet art de la scène, tel que je l’ai commenté depuis le début de cette série de portraits.
Chaque fois que mon coeur de spectateur s’émeut durant et devant un numéro de danse classique ou contemporaine, je me mobilise pour me reposer cette question cruciale: qu’est-ce qui me bouleverse autant? Et, plus précisément, qu’est-ce que la beauté scénique ou esthétique lorsqu’on cherche à élucider cette magie du mouvement expressif ? Je m’étais proposé d’élucider ce que suppose une éducation adaptée aux arts aristocratiques.
Tout d’abord la nécessité incontournable de fréquenter une école de danse pendant dix ans, au moins, ou celle de s’instruire avec l’acharnement des autodidactes en se soumettant à l’écoute de la danse par spectacles ou série d’abonnements. Il n’y a pas seulement cinq positions de base en danse à tenir via les pointes, ni seulement des assemblés, des attitudes, des arabesques, des cabrioles, des brisés, des chassés, des développés, des grands fouettés ou jetés ou de nombreux entrechats ou petits pas de chat, il y a surtout les mime et pantomime donc un langage à connaître pour comprendre l’intrigue se déroulant sous nos yeux.
Voici des exemples de gestes codés fort méconnus parfois des balletomanes eux-mêmes: si, avec le dos de la main, un bellâtre dessine un cercle autour de la tête d’une jeune fille ou d’un jeune homme, il complimente la beauté en présence. Si les deux bras d’une figure du corps de ballet sont levés au-dessus d’une tête majestueuse comme pour y poser un couronne, il nous en indique rapidement par là-même cette noblesse d’une princesse ou d’un prince de sang.
Si un danseur ou une danseuse quelconque se touche les lèvres du bout des doigts regardant en pâmoison vers un visage, il s’agit d’un baiser! Porte-t-on les deux mains sur son coeur? C’est un amour vif en soi qu’on désigne ou déclare! (Combien de fois dans ma vie aurais-je dû savoir faire ces gestes permettant de ne pas dire un mot avec l’espoir de me faire mieux entendre!) Le roi et la reine des histoires féériques sont désignés par une main au-dessus d’une tête ou avec l’index d’une main par lequel on touche au front la personne désignée aux endroits où se pose une couronne. Colère, tristesse, pleurs, pardons, oubli, souvenir, mort, sommeil, tout ceci est mimé de signes lumineux et désigné par des gestes univoques.
C’est un langage de purs sentiments où les émotions s’ajoutent aux pas à mémoriser, car ils narrent aussi l’emportement hors de nos vies trop égales vers cette haute distinction de la danse. Mais pourquoi fasciner l’enfant, en bas âge, de danse et de musique et les leur faire adorer?
Commençons par ce qui étonne tout observateur de l’enfance: combien la musique jouée pour des enfants en bas âge les porte tout de suite à sourire, à tendre les bras, à s’égayer en virevoltes de danse! Dans les classes de l’élémentaire où j’ai eu la joie quotidienne de pouvoir oeuvrer en toute fin de carrière, dès que je posais les doigts au piano, mes petits élèves d’à peine un mètre de haut -au moment de la journée appelé l’heure musicale – s’animaient d’un bond spontané déployant leurs bras et tourbillonnant dans l’air comme des papillons ivres de liberté enfin permise.
Orphée et Eurydice étaient, pour mes élèves que j’appelais mes enfants, un de ces mythes qui les émouvait le plus. Musique, littérature avant tout comme le suggérait Platon dans La République, puis gymnastique sans faille! La musique du bonheur d’être ensemble nous donnait le rythme des jours à jamais inoubliables (pour moi et je crois pour eux).
Une fois ôtées du chemin les mathématiques ou géométries obligatoires, bien entendu, cet exercice des arts et du corps qui sculptent l’âme de l’enfant respectueux et admiratif de son maître, toute cette discipline devient un vrai spectacle de croissance d’un enfant au quotidien… quand il découvre adéquatement la musique. Omettre la musique de la formation scolaire est la plus grave erreur d’une société voulant civiliser. Et avec la musique vient le désir de danser. On peut imaginer que l’apprentissage polymorphe des écoles de Ballet des grands pays balletomanes offre bien davantage encore que ce succinct petit curriculum décliné subrepticement.
Cependant, ce doit être un fait insoupçonné que ce qui a immensément transformé en grand danseur Guillaume Côté ou une grande danseuse comme Greta Hodgkinson ou Karen Kain, ce ne peut être que ces méritoires écoles de ballet… desquelles ils obtinrent tous le mûrissement du talent jusqu’à l’adulte.
Et si je plonge mes souvenirs dans le lointain des années 80 et avant, ce fut pendant longtemps la célébration de la grande carrière de madame Karen Kain qu’on honorera solennellement de ses cinquante ans d’activités fébriles en direction de la danse classique et contemporaine également, samedi le 9 novembre prochain.
Certes, la grande danseuse Greta Hodgkinson prend sa retraite en mars 2020 et, comme Karen Kain, elle fait partie des danseuses étoiles de notre époque. Mais les époques passées ont ainsi reconnu comme en elles, les légendaires Nadezhda Pavlova, Maïa Plissetskaïa, Natalia Makarova, Margot Fonteyn, Galina Ulanova, Melissa Hayden, Ekaterina Maximova, Yvette Chauviré, Ghislaine Thesmar, Martha Graham, Tamara Karsavina, Cynthia Gregory, Alicia Alonso, Suzanne Farrell, Sylvie Guillem, Ida Rubinstein, Alicia Markova, Nadia Nerina, Monica Mason, Vyvyan Lorrayne, etc.
Pardonnez mes oublis, bientôt en ascension au firmament brilleront d’autres étoiles de la danse vers un avenir exigeant d’immenses efforts peu concevables pour ceux et celles qui n’ont pas eu le désir ou la résilience de savoir tenter puis réussir à devenir immortels. ,
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Greta Hodgkinson. Photo by Karolina Kuras.