Un orchestre de quatre musiciens cinq F (fortissississimo) sans cesse en tentative de crescendis, des éclairages ou effets visuels stroboscopiques qui fatiguent douloureusement la pupille et nous forcent tous à des ajustements oculaires constants qui épuisent l’attention, en somme une trame sonore qui m’a obligé – pour protéger mes tympans car les dommages auditifs sont des calamités permanentes et irréversibles – à poser mes mains sur mes oreilles pendant plus d’une trentaine de minutes au total -et Dieu merci je n’étais pas assis aux premières rangées…
Voilà les conditions d’écoute et d’observation qu’on impose aux spectateurs assistant à Frontera de la compagnie Animals of Distinction en représentation au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts cette semaine.
J’espère qu’à Danse Danse, on est conscient de ce que les insouciants peuvent qualifier de lamentations larmoyantes, mais des auditeurs pourraient porter plainte en justice et l’emporter aisément pour dommages auditifs irréversibles.
Enfin, parlons de sens artistique et de chorégraphie et de dramaturgie, car les 10 danseurs de la compagnie se lancent énergiquement un peu partout en garrochés centrifuges et centripètes après phases d’immobilités expressives, sans doute, comme on le résumait si bien durant les années quatre-vingt lorsque le langage corporel se cherchait une nouvelle éloquence bien au-delà de la mouvance initiée par Merce Cuningham et les créateurs soumis aux possibilités des mouvements considérés en eux-mêmes comme le fruit du hasard.
Au début de l’oeuvre chorégraphique, on entend des rumeurs car on semble libéré de toute dépendance à la structure musicale. C’est une lente effusion spontanée, tel l’Action Painting en danse, le hasard des mouvements comme un joker dans un jeu de cartes. Peu à peu, la représentation et l’ordonnancement des différents tableaux de ce ballet moderne agitent des parcours individuels, quasiment aucun mouvement homogène sauf un évanescent sextuor de danseurs en pas de six très volatile.
On s’attend donc à des modifications constantes avec la participation de plus en plus active d’une musique au rythme ternaire assez enlevant au départ, mais des formules traditionnelles de théâtre s’immiscent en poses très Bertolt Brecht puisque «règnent le nationalisme agressif et la surveillance organisationnelle à grande échelle, jamais le corps humain n’a été aussi visible, soumis à des formes de surveillance et de traitement toujours plus invasives.
Les frontières sont des limites, mais aussi des processus, des espaces liminaux où le désespoir, le désir et les impératifs économiques néolibéraux se mêlent aux manoeuvres obscures du pouvoir» (texte de la dramaturge Ruth Little). L’éclairage fournit les tiges illuminées de barreaux de ces prisons imaginaires sous contrôle décrété.
Le corps humain est un instrument de la dimension intellectuelle qui est là, sur papier, celui du programme, mais la danse n’atteint pas la virtuosité indéfinissable qui émeut durablement. On a bien reçu le mot du Centre de Création O’Vertigo de Ginette Laurin présentant l’oeuvre de Dana Gingras dans une certaine mouvance de recherche de sens politique ou phénoménologique mais les effets hors-scène furent de voir toutes les rangées devant la scène (et entre les hauts-parleurs diffusant à fond la caisse cette composition sonore dansée) se vider d’un trait, un soir de première.
À vingt-deux rangées de là, la douleur auditive et visuelle m’empêchaient de me réjouir d’autre chose que ce supplice finisse enfin, à la limite du supportable. Je suis sans doute à blâmer, messager importun d’un fait de santé publique partagé largement dans la salle.