Récital de Lucas Debargue.
Samedi le 9 décembre 2017, Maison Symphonique.
Au programme:
Domenico Scarlatti (1685-1757): Quatre sonates, deux en ré majeur K 534, K 491, une
sonate en mi bémol majeur K 253, une sonate en mi majeur K 531.
Frédéric Chopin (1810-1849) Barcarolle en fa dièse majeur opus 60 et Scherzo no.2 en
si bémol mineur opus 31.
Gabriel Fauré (1845-1924) Deux Barcarolles, une en la mineur opus 26 l’autre en la
bémol majeur opus 44.
Maurice Ravel (1875-1937) Gaspard de la Nuit écrit en 1908.
Après les dernières salves d’applaudissements, je n’ai pu m’empêcher d’aller voir
Lucas Lebargue dans sa loge à la fin de son récital pour lui dire:
-Ce fut comme à Québec, votre récital de ce soir, un régal, vous avez une âme de
2500 ans, lui lançai-je!
-Je vous ai reconnu (du lundi soir 4 décembre, à Québec, veut-il dire), je suis en
train de composer et je ne pense qu’à la composition en ce moment, me répond t-il la
voix pleine d’espoir et d’énergie radieuse. Il n’y a que ça qui me tienne et
m’intéresse en ce moment. Il y a un groupe jazz de Montréal que je veux absolument
voir et entendre…
Et il me le nomme…
C’était, bien sûr, une façon de me dire, «Écoutez, je veux vous dire que je suis
ailleurs…»
C’était bien sûr manifeste: Lucas Debargue ne jouera peut-être plus du tout en
récital de piano classique d’ici très peu de temps. S’il se sent une âme créatrice
de ses propres oeuvres, eh bien tant mieux. Pourquoi jouer les autres si on sait si
bien être soi-même? La nouvelle peut être un choc pour qui rêve d’un nouveau
Horowitz, mais en étant lui-même Lucas Debargue n’aura pas ces crises affolantes de
désespoir du grand pianiste russe obligé de paraître autre et d’entrer en scène à
tout bout de champ de sorte que la vie de Lucas ne sera pas du tout horrible.
Samedi soir, même au loin de nous, dans ses rêveries, une âme aussi immense que la
sienne continuait de reproduire la beauté émanant d’elle! Pourvu que son âme vive en
conformité avec ses aspirations, me dis-je, et ça Debargue ne fera jamais rien
d’autre!
Venons-en donc au récital qu’a priori beaucoup ont jugé agréable mais pas à la
hauteur événementielle des grandes visites récentes de pianistes accomplis et mûrs
(précisons qu’ils ont plus 40 ans de plus de carrière que Debargue tels Schiff et
Lortie) que nous avons eue, en ce lieu de la Maison Symphonique, depuis 4 ou 5 ans.
Et la montagne à gravir est immensément haute en piano classique: une route longue,
dure, impitoyable où tôt ou tard notre étoile est condamnée à pâlir par les effets
de l’âge, des modes changeantes, du perpétuel goût pour les nouveaux enfants
prodiges qui sont toujours légion! Aussi prodigieux qu’il puisse paraître, Debargue
n’est plus un enfant. Son histoire appelée parcours atypique a fasciné. Devenir et
rester pianiste de concert dès maintenant exigera de Debargue du gros boulot suant,
au quotidien, c’est-à-dire qu’il devra s’enchaîner au moins 6 heures par jour au
maintien des doigts parce que l’âme sensible est là, indéniablement, mais la tenue
digitale répondant sur commande avec aisance à cette âme, c’est l’athlétisme au
quotidien. Debargue est-il fait pour un tel esclavage si ses errances l’éparpillent
à s’animer le corps et le coeur d’un thème jazz venant chasser toutes les grandes
beautés du vaste répertoire qu’il doit songer à se construire puisqu’il est venu
tardivement au très conservateur monde du piano classique?
Le pire qui pourrait lui arriver ce serait un déraillement généralisé à la Ivo
Pogorelich mais Debargue n’est pétri d’aucune fatuité. Néanmoins, qu’il persévère ou
quitte le classique avec le fracas du caractère brisant ses chaînes, Lucas Debargue
restera pour toujours une légende, mais une légende bien idéalisée (si j’en juge par
son récital de Montréal en sa magnitude amputée de deux oeuvres substantielle au
dernier moment). Ce sera forcément un être qui étonnera certes encore le monde par
ses futures décisions ou déclarations péremptoires qui ne feront jamais dans la
dentelle. C’est tout un risque qu’ont pris les Russes, il y a deux ans, en attelant
ce cheval ailé dans leur écurie pour le balader tout partout à travers le monde des
grandes salles musicales de notre minuscule planète.
Le récital de Debargue détaillé
Lucas Debargue, en son for intérieur, ne se dissimule pas aisément. Sauf
momentanément à lui-même. Mais sa sévérité à son propre égard le rappelle à l’ordre.
Il y a tant de tension dans l’âme de cette étoile récente que tout regard porté sur
lui s’alerte des signes de sa respiration difficile. Dès son entrée en scène, à la
Maison Symphonique de Montréal, où ne figurait pas cet ample mouvement de main
largement ouverte faisant le ballant d’une élégante démarche (à la Richter comme je
l’avais notée ou aperçue, très confiante, à Québec, lundi soir dernier, tout comme
il entra ainsi en scène au concert des lauréats à Moscou, en juillet 2015) je me
suis inquiété. Quelle tension palpable dans ce trac, me disais-je.
Affirmons-le tout de suite, son récital de Montréal fut d’authenticité mais aussi de
résignation à une politesse…disons une politesse de mise obligée sur scène, toute
contraire à sa nature de tempérament libre, d’habitude plutôt fougueux.
Décrivons tout d’abord ces quatre sonates de Domenico Scarlatti choisies ici parmi
plus de 500, toutes écrites pour le clavecin mais qui ne prennent leurs véritables
dimensions musicales spectaculaires que dans l’infiniment doux et l’infiniment fort
du piano en ses mécaniques modernes. L’infiniment doux et l’infiniment fort sont les
attributs de Lucas Debargue lorsqu’il s’épanche ou qu’il se déchaîne. Dès qu’il
s’assied au clavier qu’il effleurera doucereusement du bout des doigts, soit durant
toute la première partie du récital, la salle frémit d’une écoute religieuse. Il
joua Scarlatti comme si c’était du Bach religieux ou du Couperin de circonstance
royale. Les grandes idées musicales de Scarlatti, ce géant si insoupçonné, sont
toutes bien énoncées et radieuses.
Chacune des quatre sonates de Scarlatti lui a permis d’entrer en lui-même, très
progressivement. Il lui fallait faire sourdre sa propre personnalité que je sentais
fuyante , évanescente mais qui finit par surgir par le moyen de son toucher : hélas,
Debargue a semblé longtemps se chercher.
Comment cela? Eh bien, sans me vautrer dans une certitude inébranlable (car Debargue
est insondable: en 2015, des tout premiers concurrents, appelé sur scène à la
seconde épreuve du concours l’ayant rendu célèbre, il semble là aussi absent…mais
il songe tout simplement à une facture de 700 euros d’électricité qu’il vient de
recevoir de la gérance de l’hôtel malgré cinq millions d’auditeurs sur internet et
la salle du Conservatoire de Moscou archi-comble…et il fixe son clavier,
interdit!) donc, il faut rappeler que depuis 5 jours, il faisait partie d’un quatuor
jouant entre autres celui dit de la Fin du Temps d’Olivier Messiaen durant lequel il
était l’accompagnement de trois autres grands solistes à tempérament survolté comme
le sien . Mais ce soir, à Montréal, la compagnie n’est plus là, il n’y a désormais
que lui, seul en scène retrouvant devant nous la routine du récital formel, nous
tous assis en cette salle (cinq fois plus grande que le Palais Montcalm) qu’est
notre Valhalla musical dite la Maison Symphonique.
De notre côté, difficile de ne pas avoir d’attentes. Par notre conscience du
phénomène volcanique par lequel tout bouillonne en lui, nous resterons étonnés toute
la soirée de la bête doucereuse et tendre qu’il semble demeurer ou devenue, l’agneau
carnivore n’ayant pas encore arraché sa pelisse pour bien nous effrayer.
Dépaysante, désarçonnante, la question qui nous tue est celle-ci: Mais vers où ira
t-il?
Expliquons plus avant l’extraordinaire panorama au sommet de l’Everest où est posté
Lucas Debargue: au terme du concours Tchaïkovsly de juillet 2015, le jeune artiste a
vu s’ouvrir sous ses yeux le cratère immense du volcan bouillant qu’est le monde de
l’interprétation musicale, bal masqué des agents d’artistes et des rivaux facétieux
de la scène, quand on y fait vraiment carrière. Et c’est cette lave chaude en
ébullition qu’il observe en marchant encore très habilement au bord du précipice,
sans vouloir s’y jeter pour s’y fondre en statue d’Herculaneum ni s’en laisser
éclabousser de quelconques brûlures au dernier degré.
En son âme hypersensible d’adolescent tardif (très ravissant) ayant grandi de rêve
démesuré en triomphe inespéré, les choses ne se déroulent pas calmement. Est-il
l’enfant effarouché que saint Exupéry envoie rechercher une autre âme qui sache
vivre par-delà les apparences en tant de belles planètes étranges? Je ne le crois
sincèrement pas. Son parcours atypique le pose en figure évanescente comme le fut
l’immense génie pianistique Zoltan Kocsis, mais Debargue sera peut-être encore le
génie de demain s’il s’astreint à la répétition des oeuvres imposées. En cet artiste
français rébarbatif comme François Villon lui-même (14ième siècle), en pianiste si
finement distingué qui nous émeut jusqu’aux larmes par son jeu et ses mots francs ou
candides, nous nous retrouvons tous, nous, les enfants suiveurs et rêveurs d’Orphée.
Devenu rébarbatif moi aussi à ma tâche de recension, je reviens au déroulement du
récital.
Après les quatre premières sonates de Scarlatti, survint la grande Barcarolle de
Chopin jouée toute en pianissimo, de sonorité jamais plus audacieuse qu’un mezzo
forte malgré les indications de la partition, pas même une insistance à propulser
les crescendos habituels des premières pages. C’était une Barcarolle jouée comme un
nocturne sous la main radieuse de l’idéal et trop peu reconnu Stéfan Askenase, par
exemple. C’est déjà du sublime en matière de comparaison et fort envoûtant, mais ce
n’est pas forcément ça la Barcarolle de Chopin.
Avant l’entracte, après déjà deux sorties de scène où Debargue devait, comme une
baleine imprudemment menacée de suffocation, sortir de là où nous étions pour
reprendre, comme on dit si bien, par ici, son respire en coulisse… durant ces
intervalles, je m’interroge à savoir où est rendue cette grande puissante sonorité,
tellement sa timidité m’angoisse, sa soudaine tendre fragilité de ce soir. Je
m’inquiète de tant d’anxiété plus ou moins contenue.
À son retour au piano, Debargue s’éclaire et s’illumine enfin dans le second scherzo
de Chopin (il avait biffé le premier scherzo et la polonaise héroïque du programme
originel de son récital) malgré quelques failles d’élocution, des bousculades ou
précipitations imputables à sa trop grande fébrilité, des fautes de détails ou
d’attaque qui donnent l’impression d’un manque d’égalité.
Surgissement ou résurrection, Debargue ne reprend vraiment solidement vigueur et sa
vraie stature artistique que dans deux sublimes Barcarolles de Gabriel Fauré. La no.
1 en la mineur sera la première réussite incontestable de cette soirée trop brève
grâce à la tendresse qu’il confère à toutes les sections de l’oeuvre (autres
grandes interprétations en Germaine Thyssens-Valentin et celle de Jean-Philippe
Collard de qui il s’approche).
Et Debargue ressort encore une fois de scène pour l’entracte.
Jusqu’alors engoncé dans une veste qu’il ôtera de lassitude pour une vraie liberté
de mouvement dès après l’entracte, nous écouterons avec ferveur la quatrième
barcarolle fauréenne. Elle sera l’autre grande réussite de la soirée par sa
dextérité surtout durant la section de tisserand mélodieux faisant avec désinvolture
chanter la main gauche, soit la section centrale de l’oeuvre par laquelle Debargue
se distingue et nous procure d’incomparables frissons.
Il est écrit que le récital doive se terminer sur une excellente interprétation de
son trophée de guerre moscovite, déjà gravé sur CD, soit le Gaspard de la Nuit de
Maurice Ravel. L’artiste, n’étant plus sous la tension du devoir de s’y distinguer
pour avancer à une étape supérieure de son parcours, il ne surpasse pas son
rendement de juillet 2015. Pas étonnant, je ne voyais pas qu’il puisse mieux faire
encore qu’au concert-gala de son époque triomphale, là il fut meilleur encore qu’en
concours.
La salle des mélomanes montréalais, recueillie et retenant son souffle, après une
Ondine merveilleuse, un Gibet de perplexité où il ne s’égare pas, se lèvera tout de
suite après Scarbo, spontanément, l’acclamera de vivats ou de demandes d’encore et,
pour nous qui avons des attentes démesurées, on espère que le récital commencera là,
enfin, pour ne plus jamais finir, mais Debargue est exsangue. Ce ne sera pas la
soirée des huit ou neuf rappels à laquelle j’avais rêvée comme jadis auprès d’Evgeny
Kissin, Apollon de 16 ans, à la Philharmonie de Berlin (juin 1993).
Sans se l’avouer, feignant toujours d’être l’équilibriste au-dessus de tous les fils
de fer, Debargue, ce funambule du piano classique offre une brève sonate de
Scarlatti en rappel et le voilà enfin débarrassé de ce récital lourd d’attentes, car
chaque fois, sa légende le suit, le pourchasse, fait miroiter des exigences
irréalistes. On le voudrait Krystian Zimerman tendu comme dans un concours suivi par
un milliard de gens en direct. On voudrait revoir cette fièvre d’exister ou de
naître au monde qui fut son coup de roulette russe au terme duquel Debargue a tiré
un numéro chanceux et gagnant ( du moins le prix d’être le récipiendaire de
l’estime des critiques moscovites et du public).
Bientôt à la croisée des chemins
À la toute fin de cet intriguant récital du 9 décembre de notre idole voulant
désormais se consacrer à la composition, avons-nous tous clairement aperçu le
soulagement d’un grand gaillard s’élançant jovialement hors des coulisses pour nous
retrouver vers le choeur de la scène, joyeux d’en avoir fini avec ce piano couvert
de fleurs abandonnées au pourtour de l’ébène? Oui. Le public l’ovationnait encore
debout après deux rappels, laissé sur sa faim.
Était-ce là le vrai Lucas Debargue? Libéré, souriant, animé de tout son corps
participant de joie et de danse à son jazz improvisé, en second rappel, tous ont
compris qu’il n’était pas tout à fait présent puisque pas même le mouvement marqué
Andante de la Sonate no.13 de en la majeur de Schubert D.664 ne lui est venu à
l’esprit (dans son disque Sony Classical 88985465632 il s’y exprime divinement!).
S’il batifolait d’allégresse, le mouvement marqué Allegro vivace de la Sonate no.14
en la mineur ne lui est pas revenu spontanément non plus comme parcelle de rappel
(aussi présent sur ce récent disque paru en 2017) Enfin, après 5 jours de
tourbillons en 4 grandes villes, il était quitte de pouvoir s’évader au loin de cet
univers classique aux oeuvres colossales et géniales qu’il porte avec bon goût à ses
programmes de récital. Sauf que, voici tout le drame: il y a des attentes et des
standards en piano classique. Les oeuvres qu’il choisit, ce sont d’immenses chefs
d’oeuvres ayant chacun eu des interprétations titanesques ravivées à la mémoire du
public et des critiques musicaux par you tube et les ressources de la toile. Un
critique se rend inévitablement au récital avec fraîchement en tête les versions des
scherzis de Chopin par Ingolf Wunder, Yuliana Avdeeva vrais rivaux géniaux au sommet
de leur gloire, sinon les versions d’Ondine ou de Scarbo jouées par Argerich, Abbey
Simon, Louis Lortie, Kun Woo Paik et, y compris bien sûr, les deux versions de
Lucas Debargue du concours Tchaïkovsky 2015.
D’ici le 14 décembre prochain et un peu au-delà, je vois par ses engagements officiels qu’il doit
retourner jouer plusieurs fois, dont un récital à Moscou. Debargue doit donc
reprendre encore un peu du collier et ferrer ses sabots de plus légères chaussures
pour voler très léger vers l’empyrée des fervents mélomanes russes, ses protecteurs.
La méthode Cortot exige une parfaite égalité et une expressive poussée de la mélodie
jusqu’au bout, tout au fond du troisième balcon, fermé samedi soir avec toute la
mezzanine de la Maison Symphonique. Debargue ne peut pas prendre, dès demain, des
vacances de bohème, il faut s’attabler à la fastidieuse mais essentielle pratique
rigoureuse de l’instrument. Mais pour verser en entier dans la composition, il
pourra se faire ce cadeau de Noël d’affranchissement et de plus totale liberté, tout
juste avant le Nouvel An! La question est évidente, combien de temps un tempérament
si libre peut-il s’astreindre à de quelconques exercices imposés? Peut-on composer
en dilettante à temps partiel et donner des récitals alimentaires à la parenté ?
Facile de dire ne pas vouloir faire l’ascension convenue des monts habituels de la
contrée accidentée du monde du piano classique: combien de temps peut-on bouder en
disant «-Je ne veux pas apprendre toutes les Années de pèlerinage de Liszt, ni
toutes ses études d’exécution transcendantes, ni l’intégrale des études ou de
l’oeuvre de Chopin, ni le Clavier bien tempéré de Bach en ses deux vastes volumes,
ni toutes les 32 sonates de Beethoven, ni celles de Mozart, ni l’intégrale de
l’oeuvre de Haydn, ni la moitié de tout Debussy et Brahms et Schumann…mais il y a
un prix à payer, oui, de stature et d’exercice de la mémoire pour ce refus de vivre
autrement qu’en commandant la musique à la carte (et en en renvoyant la moitié des
plats commandés ou annoncés à la cuisine au tout dernier moment). Il faut apprendre
les grandes oeuvres quand on a l’intellect jeune pour qu’elles mûrissent au cerveau
(intérieurement et sous la peau) afin de les mieux agir et non jouer par contrainte,
à son corps défendant. La rhétorique d’Aristote est claire et toujours de mise: les
compositeurs se sont occupés de l’Invention, de la disposition et de l’élocution. À
l’interprète l’aspect appelé mémoria et surtout l’action ou actio qui veut dire agir
l’oeuvre mémorisée. Il faut dormir longtemps (oui, oui, faire dodo et rêver les
oeuvres apprises) sur ces oeuvres qu’on assimile et pratique durant son sommeil
encore bien davantage qu’assis au clavier qu’on croie mon analogie véridique ou non.
D’où la nécessité d’entreprendre une collection intérieure intime de ce qui
s’appelle un vaste répertoire. Sinon on rejoue les mêmes oeuvres et alors tout
interprète s’écoeure, se vide, s’épuise comme dans un désert de l’âme inculte où on
n’a rien semé qui puisse fleurir. Accablante réalité de la germination à la
fructification.
Enfin, le pari de Debargue me fascine beaucoup quoique je m’inquiète pour lui,
Certes ce n’est pas ma vie, on s’entend…Sauf que je déteste être obligé
d’apercevoir (même de loin) les carnages du monde musical classique où des
gladiateurs ou des mercenaires font le travail d’écarteler de grands artistes
vivants, voire de les écoeurer surtout les grands poètes-nés comme Debargue. En bon
québécois, que dis-je?…=J’ai peur qu’il se fasse manger tout rond. (Pour avoir une
petite idée de la torture qu’infligent aux musiciens les pédants gérants du monde de
la musique, prière de lire les affres de la mesquinerie et la petitesse que notre
OSM local fait subir à l’OM, surtout à son chef immense Nézet-Séguin dont ils
jalousent le génie trop local en plus, et par ricochet à ses musiciens gradués d’ici
dûment nommés dans l’interview rédigé samedi 9 décembre par le critique musical
Christophe Huss pour le quotidien Le Devoir. Ça donne une rage de dents .)
Quelques interrogations additionnelles
L’interprète Debargue, par l’étroitesse des exigences strictes du monde guindé de la
musique classique est-il arrivé à la limite du supportable? N’a t-il pas l’immunité
d’avoir reçu l’audace de tout décaper net la superficialité du milieu musical comme
un Danton jadis apostrophait tout le faux-prestige de la royauté des Bourbons?
Devant les exigences de cette profession d’interprète des grandes oeuvres, on se
gonfle comme la grenouille de la fable ou on se rétrécit comme l’ermite philosophe
refaçonnant le monde en nouveau contrat social et on décède en rédigeant une
magnifique Rêverie du promeneur solitaire. La lune de miel avec Lucas Debargue opère
incontestablement encore, exquise et divine, mais le monde radioactif de la
compétition entre interprètes pourrait bientôt l’irradier de remarques techniques
bien fondées. C’est palpable au compteur Geiger que son succès phénoménal avive les
envies.
Mais qu’est-ce qu’un récital de musique et quels sont les impondérables dont on
doive tenir compte pour bien évaluer la situation de l’interprétation?
En son âme hypersensible d’être ravissant (je dirais charmant) ayant grandi de rêve
démesuré en triomphe inespéré, les choses ne se déroulent pas calmement.
J’ai fait donc l’effort de jeter le plus possible à la poubelle mon palmarès et
d’écouter le jeune pianiste français en récital et sur disque…que je ne juge pas
autrement que le jury du concours Tchaïkovsky: un phénoménal talent devant envisager
un immense travail en amont dont Debargue parle souvent et qui ne l’effraie pas,
Cependant, la composition de musique nous le ravira, car la vie d’interprète est de
trop de souffrances banales pour un jovial gaillard aucunement matérialiste tel
Lucas Debargue. S’il choisit la route de la création musicale ce sera un grand défi
à son génie où la réception de ses oeuvres dépendra de comment il les jouera
lui-même vaillamment sans doute, avec ces décharges électriques dont il a le secret.
Il a déjà une réputation utile à faire valoir une oeuvre riche s’il s’avère apte à
en composer une, ce qui reste immense.
Citation d’Oscar Wilde dans le De profundis pour cerner l’artiste
Pour terminer, voici ce que je crois être le véritable miroir littéraire de cet
artiste magnifique, Lucas Debargue (il a fait ses Lettres écrit-on), dont je voulais
tant vous entretenir en peu de mots (mea culpa) et il se résume dans cette triple
citation du plus grand ouvrage d’Oscar Wilde en son De profundis. Ces phrases me
semblent résumer le grand mérite d’audace ou de liberté clairvoyante de Debargue au
vu de sa façon d’approcher l’utilité de la beauté dans sa vie:
«Il faut à tout prix que je maintienne l’amour dans mon coeur. Si je vais en prison
sans amour, qu’adviendra t-il de mon âme?
(…)
«Pour l’artiste, l’expression est le seul aspect sous lequel il puisse concevoir la
vie. Pour lui, ce qui est muet est mort.
(…)
«Il me semble que, tous, nous contemplons trop la nature et vivons trop peu avec
elle. Je discerne une grande et saine raison dans l’attitude des Grecs. Jamais ils
ne péroraient sur les soleils couchants ni ne disputaient pour décider si les ombres
sur les gazons étaient mauves ou non. Mais ils voyaient que la mer est pour le
nageur et le sable pour les pieds du coureur. Ils aimaient les arbres pour l’ombre
qu’ils projettent et la forêt pour son silence à l’heure de midi. Le vigneron
tressait des lierres dans ses cheveux afin d’intercepter les rayons du soleil quand
il se penchait sur les jeunes sarments, et, quand à l’artiste et à l’athlète, les
deux types que la Grèce nous a donnés, ils tressaient en guirlande des feuilles du
laurier amer et de la cigüe qui autrement n’auraient été d’aucune utilité aux
hommes.» Oscar Wilde, De profundis. 1897.
En cela, Lucas Debargue est un pianiste grec et sensuel. Voilà mon humble opinion.